Comparer les droits, résolument - Pierre Legrand
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Profil couleur : Profil d’imprimante CMJN gØnØrique<br />
Composite Trame par dØfaut<br />
238 <strong>Pierre</strong> <strong>Legrand</strong><br />
liberté de religion. Mais vous ne vous y entendez pas. Vous<br />
jugez la loi française à l’aune de votre propre droit. Vous<br />
vous faites une opinion à la lumière du seul droit que vous<br />
connaissez, soit le droit californien. Je suis comparatiste. J’ai<br />
fait du droit français mon “objet” d’étude. Laissez-moi vous<br />
expliquer. Laissez-moi vous dire comment on pense le droit<br />
là-bas et pourquoi. Laissez-moi vous re-présenter (c’est-àdire,<br />
vous présenter selon ma perspective comparatiste) le<br />
droit français. » Le comparatiste qui explique le droit californien<br />
aux Français ou le droit français aux Californiens, c’est<br />
un passeur, c’est celui qui connaît le mot de passe aussi<br />
– celui qui détient <strong>les</strong> clefs de la lecture. (Selon une autre<br />
image, on pourrait assimiler le comparatiste à un « traversier<br />
», ce bateau qui, au Québec, passe d’une rive à l’autre en<br />
transportant des voyageurs et leurs voitures.) Au lieu de rester<br />
à « sa » place dans « son » droit – une stratégie qui<br />
connote la catégorie, le classement, le rangement, qui, pour<br />
tout dire, sent le renfermé – le comparatiste, ne se tenant pas<br />
en surplomb dans quelque extériorité, se fait un virtuose de<br />
l’entre-deux. Au sens étymologique du terme, il se fait « inter<br />
essant » (au sens d’ « être entre »). Il va et il vient, d’une rive<br />
l’autre (parfois aussi, il mouille).<br />
Il est acquis que le comparatiste français rendant compte<br />
du droit de Californie ne dira pas <strong>les</strong> choses comme on <strong>les</strong><br />
aurait dites en Californie. Et le comparatiste californien rendant<br />
compte du droit français ne dira pas <strong>les</strong> choses comme<br />
un Français. Le comparatiste ne pourra jamais se substituer<br />
au juriste local et penser comme lui. Formulons <strong>les</strong> choses un<br />
peu plus philosophiquement : le soi n’est pas l’autre, ne peut<br />
pas l’être et, en raison des avantages de la distance, ne doit<br />
pas chercher à l’être. (Quand, dans une missive de 1871 dite<br />
« Lettre du voyant », Rimbaud écrivait « Je est un autre », il<br />
ne souhaitait pas parler de l’interchangeabilité du soi et de<br />
l’autre. Il voulait plutôt dire que le « je », c’est beaucoup de<br />
monde, que c’est une langue, une famille, des instituteurs et<br />
ainsi de suite – ce qui évoque un peu <strong>les</strong> idées de Heidegger<br />
avant la lettre.) Faut-il pour autant penser que cette distance<br />
disqualifie l’opinion du comparatiste, qu’elle en diminue l’intérêt<br />
? Je veux soutenir le contraire. Je veux dire que le<br />
mérite du point de vue du comparatiste tient précisément au<br />
<strong>Legrand</strong>1.prn<br />
V:\55125\55125.vp<br />
mercredi 8 avril 2009 16:24:21<br />
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