Comparer les droits, résolument - Pierre Legrand
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Profil couleur : Profil d’imprimante CMJN gØnØrique<br />
Composite Trame par dØfaut<br />
Comparaison et traduction des <strong>droits</strong> 295<br />
manière dont <strong>les</strong> textes originaux ont été adaptés aux règ<strong>les</strong><br />
grammatica<strong>les</strong>, rhétoriques et stylistiques alors en vigueur<br />
dans la langue française d’accueil 53 . Cette démarche peut être<br />
illustrée au moyen d’une comparaison de deux traductions<br />
différentes du Chant III de l’Iliade d’Homère 54 . En 1699,<br />
Anne Dacier, qui compte parmi <strong>les</strong> traducteurs exemplaires<br />
de son époque, rend comme suit un dialogue entre Pâris et<br />
Hélène : « [N]e pensons qu’aux plaisirs : jamais l’amour ne<br />
m’a fait sentir son pouvoir comme dans ce moment, & jamais<br />
je n’ay eu pour vous une passion si violente, non pas mesme<br />
le jour que vous ayant enlevée, je montay avec une si belle<br />
proye sur mes vaisseaux & partis de Lacedemone ; ni ce jour<br />
heureux, qu’estant abordé à l’isle de Cranaé vous voulustes<br />
bien consentir à me prendre pour vostre mary. En parlant<br />
ainsi il [Pâris] se leva pour aller dans une autre chambre,<br />
& Helene le suivit. » 55 Environ deux sièc<strong>les</strong> plus tard, soit<br />
en 1866, Leconte de Lisle traduit le même texte en ces mots :<br />
« Viens ! couchons-nous et aimons-nous ! Jamais le désir ne<br />
m’a brûlé ainsi, même lorsque, naviguant sur mes nefs rapides,<br />
après t’avoir enlevée de l’heureuse Lakédaimôn, je<br />
m’unis d’amour avec toi dans l’île de Kranaè, tant je t’aime<br />
maintenant et suis saisi de désirs ! Il [Pâris] parla ainsi et<br />
marcha vers son lit, et l’épouse le suivit, et ils se couchèrent<br />
dans le lit bien construit. » 56 La comparaison des textes<br />
démontre que la traduction Dacier entend nous présenter<br />
Homère comme un auteur français, c’est-à-dire comme un<br />
auteur qui aurait écrit conformément aux codes de bienséance<br />
alors en vigueur dans la société française. Selon la traductrice,<br />
une telle démarche de sa part s’imposait pour éviter<br />
la faute de goût 57 . Mais, comme le souligne Schleiermacher,<br />
« le but de traduire comme l’auteur aurait écrit origi-<br />
53. Voir généralement Roger Zuber, Les « bel<strong>les</strong> infidè<strong>les</strong> » et la formation du<br />
goût classique, Paris, A. Michel, 1995.<br />
54. J’emprunte cet exemple à Inês Oseki-Dépré, Théories et pratiques de la traduction<br />
littéraire, Paris, A. Colin, 1999, p. 37.<br />
55. L’Iliade d’Homère, trad. par [Anne] Dacier, Paris, Rigaud, 1719, I, pp. 233-<br />
234 [1699].<br />
56. Homère, Iliade, sous la dir. d’Odile Mortier-Waldschmidt, trad. par [Char<strong>les</strong>-Marie]<br />
Leconte de Lisle, Paris, Pocket, 1998, p. 82 [1866].<br />
57. Voir [Anne] Dacier, Des causes de la corruption du goust, Paris, Rigaud,<br />
1714.<br />
<strong>Legrand</strong>1.prn<br />
V:\55125\55125.vp<br />
mercredi 8 avril 2009 16:24:25<br />
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