1959 - Université Libre de Bruxelles

300 H. F. JANSSENS
Celui d'Ibn Batouta est pourtant plus complet d'une manière.
Ibn Jobaïr a bien quelques pages sur le commerce de
La Mecque, mais elles sont en rapport avec le pèlerinage, qui
reste son sujet principal. Dans Ibn Batouta on trouve, concernant
presque tous les endroits qu'il a visités, des renseignements
sur des produits naturels et manufacturiers, les exportations
et les importations, les prix, le change. et le trafic.
L'absence de ces indications dans Ibn Jobaïr n'est pas un
défaut, mais c'est tout de même un manque. De tous temps la
société mahométane a été une société mercantile. Les commerçants
y ont toujours joué un premier rôle (51). Le méconnaître,
c'est ne pas la connattre entièrement. Or Ibn Batouta n'a pas
seulement voyagé avec les marchands. Sur bien des points, il
a pensé comme eux.
Ce qui frappe encore chez les musulmans, c'est le prestige
des hommes de loi, l'importance du droit et la propension
pour la chicane. Cela aussi, Ibn Batouta le fait ressortir. Il
s'est intéressé partout à l'organisation judiciaire, à la procédure,
à la jurisprudence, à la science des jurisconsultes et à leur
caractère. Il a été juge lui-même, notamment dans la caravane
du Maghreb, à Delhi, et dans les îles Maldives. Revenu au
Maroc, il y a fini ses jours comme cadi. Ibn Jobaïr lui aussi
était juriste, et il avait été, on l'a dit, le secrétaire du gouverneur
de Grenade. Plus tard, il s'est toutefois écarté des fonctions
publiques et il n'a plus utilisé sa connaissance du droit
qu'en privé, comme arbitre ou comme conseil. Sans doute
avait-il un peu du dédain de l'intellectuel pour les affaires,
mais, ce qu'il semble avoir été surtout, c'est désintéressé.
Ibn Batouta était large et dépensier, quand il en avait le
moyen. Il a fait souvent l'éloge de la générosité et de la prodigalité.
Il appréciait celles des autres quand il en bénéficiait, ne
refusant rien, ne trouvant aucun profit trop petit, ne demandant
qu'à pouvoir remercier. Ibn Jobaïr, au contraire, se
piquait de ne rien devoir, avec une intégrité et une indépendance
qui tenaient à son orgueil. Ibn Batouta se montre plus
(111) A. ABEL, Marchands d'Orient d'hier et d'aujourd'hui, dans
Industrie, juillet 1954 : « C'est dans cette classe, la plus active traditionnellement,
celle où se rencontrent les individualités les plus marquées,
- je ne dis pas les plus éminentes, - de la société, que l'on peut ressentir
et observer le mieux la rencontre et le conflit des influences qui
s'exercent aujourd 'hui sur la société musulmane. »