1959 - Université Libre de Bruxelles

78 LÉOPOLD FLAM
cisément l'élan qui importe. Lors de cette nuit hallucinante où
l'individu a authentiquement vécu le crépuscule des dieux, il
a du même coup acquis la conscience de sa tâche nouvelle:
transcender ce qui est trop humain. L'homme à même d'assumer
une telle tâche doit aussi pouvoir mettre en œuvre une
longue patience et une grande activité. L'ardeur agissante
capable de se charger de nouveaux fardeaux et qui poursuit
son labeur avec un acharnement inlassable, Nietzsche l'a
comparée au chameau. Au fond, cette activité que rien ne
peut arrêter indique que l'individu se sait nécessaire, fatal
pour les autres, devenant leur destin. Le prophétisme de
Nietzsche réapparaît ici, quoique l'on puisse également y voir
sa responsabilité intime pour l'homme qu'il est. Dans la nécessité
de l'existence personnelle se manifeste la lutte contre la
contingence de l'individu au sein de notre civilisation de
masses. L'activité sans relâche exprime éminemment la nécessité
de l'existence individuelle. Cette nécessité indique encore
l'infinie patience qui se manifeste dans la vie personnelle par
le consentement. Quoi qu'il arrive, la grande patience l'admet
comme une nécessité, non seulement maintenant mais pour
l'éternité. Quiconque peut accepter toujours à nouveau la souffrance
la plus effroyable qui s'abat sur lui confirme l'éternel
retour du semblable. Il y puise une grande force mais y
découvre aussi le plus redoutable danger, celui du fatalisme
qui peut lui aussi le conduire à une vie prosaïque. L'expérience
de la nécessité (amor fati) peut cependant donner à l'individu
une énergie prodigieuse. Au fond, elle équivaut à la « gratia
Dei)) de Calvin et aussi de Luther (15). S'il apparaît quelque
part un élément religieux dans la pensée de Nietzsche, c'est
bien ici. Il y subit fortement l'influence de Luther, malgré son
5
( ) Cf. G. PLÉKHANOV, Le rdle de l'individu dans l'histoire, Moscou,
1946, pp. 6-7. G. Lanson note que « toutes les doctrines qui ont demandé
le plus à la volonté humaine ont posé en principe l'impuissance de la
volonté; elles ont ôté le libre arbitre et livré le monde à la fatalité)1
(Histoire de la littérature française, Paris, 1896, p. 446). Il a tort de
penser que toute négation de ce qu'on est convenu d'appeler le libre
arbitre mène nécessairement au fatalisme ... rappelons que les puritains
ont surpassé en énergie tous les partis en Angleterre au XVIIe siècle, et
aussi que les disciples de Mahomet, en un court laps de temps, ont soumis
à leur domination un énorme territoire, des Indes à l'Espagne. Ils
se trompent fort, ceux qui s'imaginent qu'il nous suffit d'être persuadés
qu'une suite d'événements est inévitable pour que disparaisse en nous
toute possibilité psychologique d'y contribuer ou de nous y opposer.