1959 - Université Libre de Bruxelles

14 LÉOPOLD FLAM
de son animalité. La religion a le même but, mais elle veut
dépasser la facticité humaine en la niant, en la fuyant grâce à
la supposition d'un réel derrière le donné, d'un esprit plus important
et plus véritable que le corps. Ainsi la religion a dépossédé
l'homme de lui-même (8). Elle a fait de lui un nihiliste,
qui n'ose ou ne peut admettre sa réalité pa:vce que, se faisant
illusion, il vit dans un autre monde. Un nihilisme historique
a donc renversé la réalité humaine sur la tête, il a transformé
les esclaves en seigneurs et les seigneurs en esclaves.
En morale, la révolte des esclaves constitue, d'après
Nietzsche, le nihilisme le plus complet, car elle brise l'instinct
vital, qui est volonté de puissance, et elle ravale
l 'homme à un animal malade.· Ayant perdu le sens de la
vie terrestre que connaissaient les penseurs présocratiques,
cet homme ne peut que chercher un appui dans un monde
imaginaire. Le nihilisme historique lui a enlevé le goût de
la vie. S'il a perdu la foi en Dieu, il n'hésitera pas à la
remplacer par quelque autre foi. Là. démocratie, la nation,
le socialisme ou le communisme, l'art ou encore (comme
chez Schopenhauer) la pitié: autant d'objets de foi pour
l'époque 'contemporaine. C'est qu'à côté du type religieux, il
existe aussi un type culturel de nihilisme historique. Dieu se
ramène à une idée, puis à un concept (9). On refuse la réalité,
le retournement des valeurs subsiste: l'individu ne peut s'affirmer
dans l'histoire qu'en renonçant à lui-même et en vivant
pour un concept. Le nihilisme culturel est donc de caractère
abstrait et produit un être inauthentique, grégaire, le dernier
homme, qui a renoncé à toute trans,cendance dans l'imma-
(8) Werke, IX, 120. - « AIl die Schonheit und Erhabenheit, die
wir den wirklichen und eingebildeten Dingen geliehen haben, will ich
zurückfordern aIs Eigentum und Erzeugnis des Menschen: aIs seine
schonste Apologie. Der Mensch aIs Dichter, aIs Denker, aIs Gott, aIs
Liebe, aIs Macht - 0 über seine konigliche Freigebigkeit, mit der er die
Dinge beschenkt hat, um sich zu verarmen und sich elend zu fühlen 1
Das war bisher sein groBte Selbstlosigkeit, daB er bewunderte und
anbetete und sich zu verbergen wuBte, dan er es war, der das geschaffen
hat, was er bewunderte. » Est-il nécessaire de citer ici, pour la
comparaison, des textes de Ludwig Feuerbach ~
(9) Werke, IV, 28, 9. Nicht sowohl "Gott, Freiheit und Unsterblichkeit"
sind übrig geblieben, aIs Wohlwollen und anstandige Gesinnung
und der Glaube, daB auch im ganzen AIl Wohlwollen und
anstandige Gesinnung herrschen werden: es ist die Euthanasie des
Christentums.