1959 - Université Libre de Bruxelles

LA GRAMMAIRE HISTORIQUE DU FRANÇAIS 313
langue française dont voici, à titre documentaire, un extrait
caractéristique: « Le moyen d'accueillir sans rire une doctrine
d'après laquelle six millions de paysans gaulois, disséminés
dans des provinces isolées, se seraient tous entendus, laboureurs,
pâtres, bûcherons, mineurs, matelots, sans exception
d'une seule contrée, d'une seule vallée, d'un seul village, d'une
seule famille, pour oublier tous à la fois leur langue nationale,
celle dans laquelle ils nommaient leurs travaux, leurs outils,
leUrs animaux domestiques, celle qu'ils employaient avec leurs
femmes et avec leurs enfants, et se seraient spontanément mis
à parler latin lorsque de nos jours, sous nos yeux, l'élite de la
jeunesse, guidée par les meilleurs professeurs, pâlit sept années
sur la langue latine sans réussir à la parler couramment. ))
J'interromps ici ma citation: un tel talent polémique pourrait
vous séduire.
Je n'ai, jusqu'à présent, fait aucune allusion à un courant
notable, celui des penseurs qui, au XVIIe et au XVIIi' siècle,
crurent pouvoir fonder une grammaire générale. Je n'en ai rien
fait, d'abord parce que leur histoire se déroule parallèlement
à celle que je viens d'esquisser, sans que jamais la moindre
communication s'établisse entre elles, et ensuite parce que la
grammaire générale, telle que le XVlt' et le XVIIIe siècle l'avaient
conçue, est morte au début du XIX 8 sans laisser de postérité. Si
nous ouvrons le Lexique de la terminologie linguistique de
Marouzeau, nous y lisons que la grammaire générale « établit
les faits et les lois qui, indépendamment de telle langue particulière,
intéressent tout mode d'expression de la pensée
humaine)). Il va de soi qu'un tel programme est parfaitement
légi time si l'on se propose d'examiner sans parti pris comment
des conditions physiologiques, . psychologiques ou sociales
identiques influencent les langues les plus diverses. On s'en
-convaincra aisément en parcourant un ouvrage déjà un peu
ancien comme Le langage (4) de Joseph Vendryès ou le livre
récent de Marcel Cohen, Pour une sociologie du langage (').
Mais les grammairiens, au grand siècle et au siècle des lumières,
-avaient de tout autres conceptions. En 1660, la Grammaire de
(4) Bibliothèque de synthèse historique, III. Paris, Renaissance du
Livre, 1921.
(S) Paris, Albin Michel, 1956.