1959 - Université Libre de Bruxelles

IBN BATOUTA ET SIR HAMILTON GIBB 301
vaniteux que fier. Il tenait à ce qu'on fît cas de lui. Guère embarrassé
par l'amour-propre, il s'insinuait dans la faveur des
grands. La faveur le grisait alors, comme la disgrâce le livrait
au désespoir. Ibn JobaÏr dédaignait, au contraire, honneurs et
titres, et il a souvent accablé les intrigants et les ambitieux de
sarcasmes mordants.
Chez Ibn Batouta on ne trouve pas cette ironie. En récompense,
il a de l'humour. Il en fait preuve principalement quand
il parle de lui-même, et cela lui permet de le faire sans choquer.
Il peut se montrer glorieux, dépité, envieux, cupide, poltron ou
paillard, et on le lui passe, à cause d'un certain sourire qui
accompagne l'ingénuité de ses confessions.
Ibn JobaÏr laisse apercevoir moins de faiblesses, peut-être
parce qu'il se découvre à peine, quand Ibn Batouta se déboutonne.
Compassé sans être gourmé, ayant du respect pour luimême,
ainsi que la pudeur de ses sentiments intimes et de sa
vie privée, il s'efface quand il relate ou décrit. Ibn Batouta n'a
pas cette retenue. Le plus souvent il ne parle pas de ce qu'il
a entendu ou vu, sans y ajouter ce qu'il a fait, ce qu'il a senti
et ce qu'il a pensé. C'est comme s'il avait déclaré:
Mon voyage dépeint
Vous sera d'un plaisir extrême.
Je dirai: « J'étais là, telle chose m'advint. »
Vous y croirez être vous-même.
Parler ainsi de soi eût semblé une faute de gollt à Ibn
JobaÏr.
En matière de goût, Ibn JobaÏr ne connaissait ni doute
ni indécision. Il n'était guère sorti du monde classique de
l'islam. où l'esthétique et la morale avaient des règles établies
et fixes. Ibn Batouta, qui avait vécu dans l'Inde, en Chine et
ailleurs, a pu comparer des civilisations très différentes.
Demeuré, au fond, Marocain en tout, et toujours convaincu de
la supériorité de son Maghreb, il a néanmoins été influencé,
probablement sans se l'avouer, par ce qu'il avait vu ailleurs
d'étrange et de divers. Il fait donc un peu figure de cosmopolite
auprès d'Ibn Jobair, qui est si typiquement, mais un peu
exclusivement, le musulman cultivé du xn e siècle.
Ibn JobaÏr représente l'aspect citadin de la civilisation
musulmane. Il n'a que mépris pour les nomades et ce qu'il