1959 - Université Libre de Bruxelles

IBN BATOUTA ET SIR HAMILTON GIBB 305
idées», « vie des langues », ce sont là des images sans doute
très justes et très commodes, mais ce ne sont tout de même que
des métaphores. Seuls les individus ont vécu réellement.
La Rochefoucauld assure qu' « il est plus .aisé de connaître
les hommes en général que de connaître un homme en particulier
». Il est certainement difficile de démêler, chez les Orientaux,
à travers ce qui les rend si semblables, ce qui les car.actérise
individuellement. Sir Hamilton Gibb y a réussi. Il a
considéré ses auteurs arabes en psychologue perspicace. Il se
met à leur place, voit avec leurs yeux, pense avec leur esprit,
sent avec leur cœur. Dans son Mohammedanism (60), ce petit
chef-d'œuvre de concision et de clarté, il s'est placé, tout en
restant objectif, au point de vue des mahométans, comme si
c'était le sien, et le rihla d'Ibn Batouta, il ne l'a traduit
qu'après l'avoir repensé et revécu avec lui.
Orientalistes de bibliothèque, nous disons trop souvent
« on lit dans Ibn Batouta », comme si les auteurs n'étaient que
des textes, comme si Ibn Batouta n'était qu'un récit de voyage.
Pour Sir Hamilton Gibb Ibn Batouta est toujours un homme qui
a été vivant. A chaque page, il le voit vivre encore, et, ce qu'il
trouve de plus intéressant dans son récit, c'est toujours la
personnalité du voyageur et aussi celle du public auquel il
s'adressait: « These travels )), dit-il, « have been ransacked by
historians and geographers, but no estimate of his work is
even faintly satisfactory, which does not bear in mind that it
is first and foremost a human diary in which the tale of facts is
subordinated to the interests and preoccupations of the diarist
and his audience)) (Sel., p. 2).
* **
On aime de citer Sir Hamilton Gibb en anglais. C'est même
presque nécessaire, tant l'exa,ctitude et la clarté de sa science
tiennent à la correction et à la netteté de son style. Qu'il traduise
ou qu'il commente, il est maître de son expression. Il trouve
ses mots avec bonheur et les choisit avec discernement. Il
est écrivain, et cela vaut d'être relevé, car c'est un éloge dont on
n'est pas prodigue dans le monde des savants anglo-saxons,
où tous ne se soucient plus toujours de le mériter.
CIO) H. A. R. GIBB, Mohammedanism, An Historical Surve.y, Oxford,
University Press, 1949.