1959 - Université Libre de Bruxelles

84 LÉOPOLD FLAM
communicable, mais aussi ce qui m'appartient en propre.
c'est-à-dire ce qui donne un sens à ma vie et me crée une
raison d'exister. Nietzsche trouva le sens de sa vie dans une
existence personnelle. Loin de mépriser la science, il s'efforça
de l'intégrer, montrant d'ailleurs un intérêt constant pour les
sciences naturelles.
Une méditation sur Nietzsche conduit naturellement à
8 'interroger sur la signification et l'intérêt de la philosophie
pour l'individu qui réfléchit. Abordant les problèmes les plus
intéressants, la science n' ôte-t-elle pas tout sens à la philosophie,
la réduisant dans le meilleur cas au rôle de la littérature?
(cf. Paul Verlaine: « et tout le reste est littérature )).) La lecture
de bien des études philosophiques contemporaines
semble devoir confirmer ce point de vue. L'on se demande
en vain à quoi bon tant d'efforts, par exemple pour analyser le
concept de « bien )). La philosophie a pourtant un rôle capital
à jouer dans notre vie, et l'exemple de Nietzsche le démontre.
De lui nous avons appris à philosopher avec toute notre existence,
pour conquérir notre maturité, pour arriver à notre être
même, pour édifier notre propre vie à nous. Aucune science
ne peut nous aider dans cette tâche, et même la science disparaîtrait
en même temps que cet élan profond grâce auquel nous
nous recueillons par la pensée, c'est-à-dire par l'audace, grâce
auquel nous cherchons encore une voie quand il semble ne
plus y en avoir.
En somme, Nietzsche est le philosophe du « malgré tout ».
Par là, il rappelle Tertullien et Kierkegaard, mais lui ne tend
vers aucune foi, pas même sans doute vers celle qu'il pourrait
avoir en lui-même. Il s'efforce de s'affirmer en se surmontant,
il tient tête au torrent de tout ce qui sans cesse fait fi de l'individuel.
Où que nous venions, présents, nous restons absents.
Au fond, nous ne comptons pas; nous devons nous reconnaître
superflus, sans quoi l'on condamne sévèrement notre outrecuidance.
Des penseurs comme Nietzsche affirment leur être
propre contre la négation et le mépris des autres. Lui refuse
qu'on. le tienne pour accessoire, il est présent et veut l'être,
c'est ce que ne cesse d'affirmer lourdement sa pensée, dès lors
hétérodoxe (penser autrement) et paradoxale (penser contre) .
Il rejetait l'anonymat, et son exemple nous incite à faire de
même: que notre pensée soit autre et opposée, sans reculer