La pensée européenne au XVIIIe siècle - Les Classiques des ...
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P<strong>au</strong>l Hazard — <strong>La</strong> <strong>pensée</strong> <strong>européenne</strong> <strong>au</strong> <strong>XVIIIe</strong> <strong>siècle</strong> 11<br />
Voyages de Gulliver pour en faire un de leurs jouets favoris, nous avons peine<br />
à voir encore leur portée redoutable.<br />
Swift, pourtant, prend en main la créature humaine ; il la réduit à <strong>des</strong><br />
proportions minuscules ; il l’agrandit jusqu’ à lui prêter <strong>des</strong> proportions<br />
gigantesques ; il la transporte dans <strong>des</strong> pays où toutes les formes normales de<br />
notre vie sont bouleversées ; il ne se contente pas de nous donner la plus<br />
grande leçon de relativité que nous ayons jamais reçue ; avec une fièvre<br />
m<strong>au</strong>vaise, d’un mouvement qui devient dévastateur, il attaque tout ce que<br />
nous avions appris à croire, à respecter, ou à aimer. <strong>Les</strong> hommes d’État ? Des<br />
ignorants, <strong>des</strong> imbéciles, <strong>des</strong> vaniteux, <strong>des</strong> criminels ; les rois donnent les<br />
décorations, les rubans bleus, noirs ou rouges, à ceux qui savent le mieux<br />
s<strong>au</strong>ter à la corde ; les partis s’entre -tuent pour savoir s’il convient de couper<br />
les oeufs à la coque par le gros bout ou par le petit bout. <strong>Les</strong> savants ? Des<br />
fous : à l’Académie de <strong>La</strong>grado, celui -ci travaille à extraire le soleil <strong>des</strong><br />
concombres et à l’enfermer dans <strong>des</strong> fioles, pour l’hiver ; celui-là bâtit <strong>des</strong><br />
maisons en commençant par le toit ; l’un, qui est aveugle, fabrique <strong>des</strong><br />
couleurs ; l’<strong>au</strong>tre veut remplacer la soie par <strong>des</strong> fils d’araignée. <strong>Les</strong><br />
philosophes ? Des cervelles folles qui fonctionnent à vide ; il n’y a rien<br />
d’absurde ou d’extravagant qui n’ait été soutenu par l’un d’entre eux. Au<br />
roy<strong>au</strong>me de Luggnagg, Gulliver rencontre <strong>des</strong> immortels, qui s’appellent<br />
Straldbruggs : affreuse et dégoûtante immortalité ! Dans certaines familles<br />
naissent <strong>des</strong> enfants marqués <strong>au</strong> front d’une tache, pré<strong>des</strong>tinés à vivre<br />
toujours. Dès trente ans, ils deviennent mélancoliques ; à quatre-vingts ans, ils<br />
sont accablés de toutes les misères <strong>des</strong> vieillards, et torturés en outre par la<br />
conscience de la caducité qui les attend ; à quatre-vingt-dix ans, ils sont sans<br />
dents et sans cheveux, ils ont perdu le goût <strong>des</strong> p.18 aliments, perdu la<br />
mémoire ; à deux cents ans, à cinq cents ans, débris méprisés et honnis,<br />
horribles à voir, plus effrayants que <strong>des</strong> spectres, ils sont sans recours et sans<br />
espoir. — Enfin Swift nous rend odieuse notre existence même. Au pays <strong>des</strong><br />
chev<strong>au</strong>x vivent dans l’esclavage <strong>des</strong> bêtes puantes, qu’on appelle <strong>des</strong> Yahous.<br />
<strong>Les</strong> Yahous ont de longs cheveux qui leur tombent sur le visage et sur le cou ;<br />
leur poitrine, leur dos et leurs pattes de devant sont couverts d’un poil épais ;<br />
ils portent de la barbe <strong>au</strong> menton, comme les boucs. Ils peuvent se coucher,<br />
s’asseoir, ou se tenir debout sur leurs pattes de derrière ; ils courent,<br />
bondissent, grimpent <strong>au</strong>x arbres en se servant de leurs griffes : <strong>Les</strong> femelles<br />
sont un peu plus petites que les mâles ; leurs mamelles pendent entre leurs<br />
deux pattes de devant, et quelquefois touchent la terre. Ces Yahous répugnants,<br />
ce sont les hommes... Quand on a fini la lecture <strong>des</strong> Voyages de<br />
Gulliver on est tenté d’en changer le titre et de leur donner celui d’un livre<br />
appartenant à la bibliothèque de Glumdalclitch, la jeune géante de<br />
Brobdingnag : Traité de la faiblesse du genre humain.<br />
Aussi les fils de Gulliver, fils légitimes et portant son nom, ou fils bâtards,<br />
prolifèreront-ils <strong>au</strong> point de former encore une tribu critique, celle <strong>des</strong> aigris,<br />
<strong>des</strong> inadaptés, ou seulement <strong>des</strong> rêveurs. Ils montreront <strong>au</strong> <strong>siècle</strong>, dans les<br />
déserts transformés en jardins, dans les îles où se cache l’Eldorado, sur la côte