La pensée européenne au XVIIIe siècle - Les Classiques des ...
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P<strong>au</strong>l Hazard — <strong>La</strong> <strong>pensée</strong> <strong>européenne</strong> <strong>au</strong> <strong>XVIIIe</strong> <strong>siècle</strong> 88<br />
Locke, après avoir ruiné les idées innées... considère enfin l’étendue, ou<br />
plutôt le néant <strong>des</strong> connaissances humaines. C’est dans ce chapitre qu’il ose<br />
avancer mo<strong>des</strong>tement ces paroles : Nous ne serons peut-être jamais capables<br />
de connaître si un être purement matériel pense ou non.<br />
Là-<strong>des</strong>sus, théologiens et dévots sonnèrent l’alarme.<br />
On cria que Locke voulait renverser la religion ; il ne s’agissait pourtant<br />
point de religion dans cette affaire ; c’était une question purement<br />
philosophique, très indépendante de la foi et de la révélation ; il ne fallait<br />
qu’examiner sans aigreur s’il y a de la contradiction à dire : la matière peut<br />
penser, et Dieu peut communiquer la <strong>pensée</strong> à la matière.<br />
Voltaire revint dix fois, vingt fois, sur la même idée ; à sa manière ; il la<br />
para ; il la fit étinceler, il lui donna une résonance et une portée nouvelles.<br />
Avant lui, et dès la p.124 publication de l’ Essai sur l’entendement humain, amis<br />
et ennemis s’étaient affairés à son sujet : Edward Stillingfleet, évêque de<br />
Worcester, s’étant récrié, Locke avait répondu ; Coste, le traducteur, avait<br />
résumé cette réponse : M. Locke revient à dire qu’il n’y a pas de contradiction<br />
logique à supposer que la toute-puissance de Dieu puisse aller jusqu’à douer<br />
la matière de <strong>pensée</strong> : rien de plus. Bayle s’étant donné pour fonction<br />
d’extraire le contenu de toutes les formules, avait demandé à celle -là ce<br />
qu’elle voulait dire <strong>au</strong> juste : « Cette doctrine de M. Locke nous amène tout<br />
droit à n’admettre qu’une espèce de substance, qui par l’un de ses attributs<br />
s’alliera à l’étendue, et par l’<strong>au</strong>tre avec la <strong>pensée</strong> : ce qui étant une fois posé,<br />
on ne pourra plus conclure que si une substance pense elle est immatérielle. »<br />
Collins et Toland avaient discerné le parti qu’ils pouvaient tirer d’un<br />
argument d’<strong>au</strong>tant plus précieux qu’il venait de leur adversaire, et<br />
malignement ils s’étaient réjouis. Leibniz s’était affligé de ce que la religion<br />
naturelle elle-même s’affaiblissait extrêmement : plusieurs font les âmes<br />
corporelles ; d’<strong>au</strong>tres font Dieu corporel ; M. Locke et ses sectateurs doutent<br />
si les âmes ne sont pas matérielles et périssables. Clarke, répliquant à Leibniz,<br />
avait remis les choses <strong>au</strong> point : oui, quelques endroits dans les écrits de M.<br />
Locke peuvent faire soupçonner qu’il doutait de l’immatérialité de l’âme ;<br />
mais il n’a été suivi en cela que par quelques matérialistes, qui n’approuvent<br />
presque rien dans les ouvrages de M. Locke que ses erreurs. Déjà l’idée<br />
comptait près d’un demi -<strong>siècle</strong> de vie, déjà elle s’étai t chargée d’un lourd<br />
poids de discussions et d’interprétations, quand Voltaire la fit rejaillir, la<br />
trouvant si simple, si lumineuse, que disparaissait du coup une difficulté<br />
qu’on avait tenue pour invincible : « Ma lettre sur Locke se réduit uniquement<br />
à ceci : la raison humaine ne s<strong>au</strong>rait démontrer qu’il soit impos sible à Dieu<br />
d’ajouter la <strong>pensée</strong> à la matière. Cette proposition est, je crois, <strong>au</strong>ssi vraie que<br />
celle-ci : les triangles qui ont même base et même h<strong>au</strong>teur sont ég<strong>au</strong>x 1. »<br />
1 Voltaire à M. de <strong>La</strong> Condamine, 22 juin 1734.