La pensée européenne au XVIIIe siècle - Les Classiques des ...
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P<strong>au</strong>l Hazard — <strong>La</strong> <strong>pensée</strong> <strong>européenne</strong> <strong>au</strong> <strong>XVIIIe</strong> <strong>siècle</strong> 38<br />
C’était, dit un critique dont nous reproduisons les termes mêmes, c’était<br />
comme si un bruit, né on ne sait quand, était à la fin devenu trop insistant pour<br />
être plus longtemps négligé ; le bruit courait que Dieu, étant parti secrètement<br />
pendant la nuit, était sur le point de franchir les frontières du monde connu et<br />
d’abandonner l’humanité. Rendons -nous bien compte qu’en ce temps -là, Dieu<br />
était mis en jugement. L’affaire n’était rien de moins, dans l’ordre intellectuel,<br />
que la c<strong>au</strong>se célèbre p.54 de l’époque, et elle excitait l’émotion <strong>des</strong> hommes à<br />
un point que nous pouvons difficilement comprendre. Chacun, les lecteurs<br />
<strong>au</strong>ssi bien que les <strong>au</strong>teurs, était soucieux de connaître s’il y avait un Dieu pour<br />
prendre soin de son âme immortelle, ou s’il n’y avait pas de Dieu et pas d’âme<br />
immortelle dont on dût prendre soin. Tel était le problème pour le commun<br />
<strong>des</strong> hommes ; vivaient-ils dans un monde gouverné par une intelligence<br />
bienfaisante, ou dans un monde gouverné par une force sans choix ? Problème<br />
qui éch<strong>au</strong>ffait les esprits, problème partout débattu, dans les livres, dans la<br />
chaire, dans les salons, dans les dîners après que les domestiques étaient<br />
sortis. Nous ne pouvons pas davantage concevoir un philosophe ignorant ou<br />
négligeant cette question, qu’un philosophe contemporain ignorant ou<br />
négligeant la théorie <strong>des</strong> quanta 1... Sous sa forme pittoresque l’observation<br />
est juste, à condition qu’on spécifie que l’accusé était le Dieu <strong>des</strong> chr étiens.<br />
De ce procès on parlait, en effet, dans les lettres qu’on échangeait à travers<br />
l’Europe ; on parlait dans les journ<strong>au</strong>x ; on parlait dans les épîtres, o<strong>des</strong>,<br />
dithyrambes, et jusque dans les petits vers légers qu’on mêlait à la prose. On<br />
en parlait chez les rois et chez les reines, dans l’Hermitage que Caroline<br />
d’Anspach avait orné, à Richmond, <strong>des</strong> bustes de Wollaston, Clarke, Locke et<br />
Newton, et où l’évêque Butler venait exposer tous les soirs, de sept à neuf<br />
heures, les vérités de la religion ; à Rheinsberg et à Potsdam ; à la cour du roi<br />
Stanislas Auguste ; à Saint-Pétersbourg, devant Catherine de Russie. On en<br />
donnait <strong>des</strong> nouvelles dans les salons, parmi les conversations que dirigeaient<br />
Mme de Tencin, Mme du Deffand, Mlle de <strong>Les</strong>pinasse. On y faisait allusion<br />
dans les séances académiques. On le recommençait dans les bure<strong>au</strong>x de<br />
l’Encyclo pédie, à Paris. A Berlin, <strong>au</strong> milieu de la fumée <strong>des</strong> pipes et du bruit<br />
<strong>des</strong> verres, <strong>des</strong> compagnons, qu’unissait le même souci de connaître enfin le<br />
verdict, s’entrete naient du procès sur les bancs de la brasserie. <strong>Les</strong> savants,<br />
dans leurs laboratoires, se penchaient sur leurs microscopes avec l’espoir de<br />
découvrir dans la nature quelque pièce nouvelle à verser <strong>au</strong> dossier ; les<br />
voyageurs qui s’en allaient à l’étranger s’ enquéraient de savoir p.55 si l’on<br />
avait, là-bas, quelque façon de l’aborder et de le résoudre. Diderot se trouvait<br />
à la maison de campagne de son ami d’Holbach ; on avait copieusement<br />
mangé, et bu largement ; on riait, on plaisantait, on se livrait à de grosses<br />
farces bouffonnes. Et puis, comme si tout ce qui ne touchait pas <strong>au</strong> procès<br />
n’eût été qu’un divertissement passager pour un instant d’oubli, par une pente<br />
insensible on en revenait comme malgré soi <strong>au</strong>x « questions qui ne sont pas<br />
1 The Heavenly City of the Eyghteenth Century Philosophers, by Carl L. Becker, New Haven,<br />
Yale University Press, 1932.