La pensée européenne au XVIIIe siècle - Les Classiques des ...
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P<strong>au</strong>l Hazard — <strong>La</strong> <strong>pensée</strong> <strong>européenne</strong> <strong>au</strong> <strong>XVIIIe</strong> <strong>siècle</strong> 26<br />
Il secoue de la main droite un flambe<strong>au</strong> dont la lumière éclaire le fond <strong>des</strong><br />
e<strong>au</strong>x et pénètre jusque dans les entrailles de la terre. Il est l’Expérience.<br />
L’Expérience s’appro che de l’édifice vétuste ; ses colonnes chancellent, ses<br />
voûtes s’affaissent et son pavé s’entrouvre ; ses débris s’écroulent avec un<br />
bruit effroyable et tombent dans la nuit.<br />
<strong>La</strong> raison se suffit à elle-même : qui la possède et l’exerce sans p.38<br />
préjugés ne se trompe jamais : neque decipitur ratio, neque decipit unquam ;<br />
elle suit infailliblement la route de la vérité. Elle n’a besoin ni de l’<strong>au</strong>torité,<br />
dont elle est assez exactement le contraire et qui ne s’est montrée qu’ une<br />
maîtresse d’erreur ; ni de la tradition ; ni <strong>des</strong> Anciens, ni <strong>des</strong> Modernes. Toute<br />
aberration est venue de ce qu’on a cru aveuglément, <strong>au</strong> lieu de procéder en<br />
chaque circonstance à un examen rationnel. Dans la même région sans doute<br />
que le Portique <strong>des</strong> Hypothèses imaginé par Diderot, se trouve le Temple de<br />
l’Igno rance, imaginé par Pietro Verri 1. L’Ignorance habite un châ te<strong>au</strong><br />
délabré ; gothique en est l’architecture, et sur la grand -porte est sculptée une<br />
énorme bouche qui bâille. Une foule remplit le vaste édifice, <strong>des</strong> indécis, <strong>des</strong><br />
bavards, <strong>des</strong> stupi<strong>des</strong> qui ne savent ni le nom de la déesse, ni l’endroit de leur<br />
propre séjour. <strong>Les</strong> murs sont couverts d’horribles peintures, n<strong>au</strong>frages et<br />
guerres civiles, la Mort et la Stérilité. D’une h<strong>au</strong>te tribune, une vi eille femme<br />
décharnée répète à chaque instant sur un ton déclamatoire : « Jeunes gens,<br />
jeunes gens, écoutez-moi, ne vous fiez pas à vous-mêmes ; ce que vous<br />
ressentez en vous n’est qu’illusion ; faites confiance <strong>au</strong>x Anciens, et croyez<br />
que tout ce qu’ils on t fait est bien fait. » En même temps un vieillard décrépit<br />
se démène et crie : « Jeunes gens, jeunes gens, la raison est une chimère ; si<br />
vous voulez discerner le vrai du f<strong>au</strong>x, suivez les opinions de la multitude ;<br />
jeunes gens, jeunes gens, la raison est une chimère. » — Iconographie du<br />
même style nous montrant l’Expérience qui détruit les systèmes, et l’Igno -<br />
rance qui préconise la foi dans le passé, le consentement <strong>au</strong>x antiques<br />
préceptes, l’obéissance <strong>au</strong>x préjugés qui s’opposent <strong>au</strong> libre jugement.<br />
Que si cependant l’individu a besoin de se rassurer sur la valeur de ses<br />
opérations intellectuelles, il possède un signe de reconnaissance : le caractère<br />
universel de la raison. Celle-ci, en effet, est identique chez tous les hommes.<br />
Elle ne comporte pas d’except ions possibles ; les voyageurs qui prétendent<br />
avoir noté, dans les pays lointains, <strong>des</strong> oppositions irréductibles entre les<br />
comportements variés de notre espèce, n’ont eu affaire qu’à <strong>des</strong> différences<br />
superficielles et à <strong>des</strong> accidents négligeables ; p.39 ou bien ils ont mal regardé,<br />
ou bien ils ont menti. Est irrationnel ce qui n’a pas toujours été, ce qui n’est<br />
point partout ; le critérium de la Vérité est son extension dans l’espace et dans<br />
le temps. <strong>Les</strong> ration<strong>au</strong>x eurent be<strong>au</strong>coup de motifs de s’irriter con tre les<br />
Enthousiastes, leurs ennemis personnels ; or un <strong>des</strong> plus profonds fut celui-ci :<br />
ces fanatiques se fiaient à l’émotion, <strong>au</strong> sentiment, tout individuels : <strong>au</strong>ssi leur<br />
<strong>pensée</strong>, comme leur conduite, aboutissait-elle <strong>au</strong> chaos. Depuis les plus<br />
civilisés <strong>des</strong> citoyens du monde jusqu’<strong>au</strong>x Hurons du lac Michigan, jusqu’<strong>au</strong>x<br />
1 Pietro Verri, Il Tempio dell’ Ignoranza, dans le périodique Il Caffé, 10 juin 1764.