La pensée européenne au XVIIIe siècle - Les Classiques des ...
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<strong>La</strong> littérature de l’intelligence.<br />
P<strong>au</strong>l Hazard — <strong>La</strong> <strong>pensée</strong> <strong>européenne</strong> <strong>au</strong> <strong>XVIIIe</strong> <strong>siècle</strong> 165<br />
L’intelligence connut alors un moment exquis. Pas d’obstacle à ses<br />
libertés : ni tradition, ni respect, ni mystère. Pour toute une famille humaine,<br />
le coeur était une faculté dont on se dépouillait f<strong>au</strong>te d’exercice, l’imagination<br />
n’était qu’un enthou siasme fou : restait l’intelligence, pur diamant ; la grande<br />
joie de penser, et de penser vite ; la fête qu’on donne <strong>au</strong>x <strong>au</strong>tres et qu’on se<br />
donne à soi-même, quand ils comprennent et quand on comprend tout. Avant,<br />
on prétendait à un certain équilibre, dont l’intelligence n’était qu’un élément ;<br />
après, on cessa d’être intelligent, puisqu’on devint lyrique ; entre les deux, on<br />
dépensa sans compter, à larges mains, la monnaie brillante de la raison. Entre<br />
le ciel dont on n’essaya plus de percer la voûte, et les profondeurs de<br />
l’inconscient qu’on refusa de sonder, on s’installa dans un pays sans mystère<br />
où l’on se sentit parfaitement à l’aise, et qu’on illumina pour le rendre plus<br />
be<strong>au</strong>.<br />
L’intelligence fut à la cour, c’est par elle que les maîtresses <strong>des</strong> rois se<br />
maintirent après qu’elles eurent charmé ; elle fut à la ville, les bourgeois<br />
eux-mêmes s’engouèrent d’elle ; elle courut les rues. Elle pénétra le goût, bien<br />
qu’il gardât encore un « je ne sais quoi » qui embarrassait. Elle pénétra l’art et<br />
la littérature, dont elle devint l’âme légère.<br />
Malgré la différence <strong>des</strong> individus et <strong>des</strong> nations, on trouve à quelques-uns<br />
de ses représentants un air de cousinage ; même clarté, même aisance, même<br />
finesse. L’ancêtre était le vieux Fontenelle, qui vivait toujours ; un <strong>des</strong><br />
premiers de la nouvelle famille fut Mariv<strong>au</strong>x, qui chercha de tous côtés, du<br />
côté du journalisme et du roman, du côté du picaresque p.225 et du sentimental,<br />
et qui ne trouva la formule de son génie qu’<strong>au</strong> théâtre, <strong>au</strong> théâtre intelligent. Il<br />
choisit la marge étroite qui va de l’inclination naissante à l’aveu décidé, de<br />
l’amour qui tarde à se connaître ou qui cherche à se nier, à l’amour consenti ;<br />
et cette marge lui suffit, s’il est vrai qu’entre l’un et l’<strong>au</strong>tre de ses bords il<br />
multiplia les détours, pour le plaisir de retrouver le fil après avoir feint de le<br />
perdre. De même que le naturaliste étudie les lentes préparations <strong>des</strong><br />
métamorphoses, il découvrit les mouvements subtils qui paraissent éloigner<br />
les personnages de leur <strong>des</strong>tin, alors qu’ils ne font que le s y conduire.<br />
Curieuses comédies que les siennes, où les surprises ne surprennent pas,<br />
puisqu’elles ne comptent que par l’ingéniosité avec laquelle on sait bien<br />
qu’elles seront expliquées ; sans événements et presque sans intrigues ; point<br />
d’appel <strong>au</strong>x yeux , point de décor ; <strong>des</strong> chevaliers ou <strong>des</strong> marquises qui n’ont<br />
même pas de nom propre, <strong>des</strong> valets et <strong>des</strong> soubrettes qui ont pris le leur <strong>au</strong><br />
répertoire de la vieille comédie, Frontin ou Lisette. Ainsi débarrassé de toutes<br />
lourdeurs, il court avec succès cette aventure unique de mettre de<br />
l’intelligence dans l’amour. Jeunes filles, jeunes premiers, pères indulgents,<br />
laquais et servantes, tous sont intelligents : même quelques rustres, qui font<br />
semblant d’être sots pour mettre de la diversité parmi tant d’espri ts subtils ;