La pensée européenne au XVIIIe siècle - Les Classiques des ...
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P<strong>au</strong>l Hazard — <strong>La</strong> <strong>pensée</strong> <strong>européenne</strong> <strong>au</strong> <strong>XVIIIe</strong> <strong>siècle</strong> 211<br />
fait, <strong>au</strong>quel on ait appris à distinguer par l’attouchement un cube et un globe<br />
du même métal, et à peu près de la même grosseur, en sorte que lorsqu’il<br />
touche l’un et l’<strong>au</strong>tre, il puisse dire quel est le cube et quel est le globe.<br />
Supposez que le cube et le globe étant posés sur une table, cet aveugle vienne<br />
à jouir de la vue : on demande si, en les voyant sans les toucher, il pourrait les<br />
discerner, et dire quel est le globe et quel est le cube... Il ne le pourrait pas,<br />
répondait Molineux ; il ne le pourrait pas, répondait Locke ; il ne le pourrait<br />
pas, répondait Berkeley : un aveugle-né qui commencerait à voir, n’<strong>au</strong>rait<br />
point d’abord , par la vue, l’idée de la distance. Le soleil et les étoiles lui<br />
sembleraient être dans son oeil, ou plutôt dans son âme.<br />
p.287 Ce n’était encore qu’une hypothèse, et l’on ne savait pas comment se<br />
serait comporté un aveugle en chair et en os, lorsque la médecine<br />
expérimentale vint <strong>au</strong> secours de la philosophie. Le chirurgien Cheselden<br />
avait trouvé le moyen d’opérer de la cataracte ; en 1728, il avait décrit cette<br />
opération, faite sur un jeune homme de treize à quatorze ans. Il lui avait<br />
ouvert un oeil, pour commencer : or le jeune homme ne voyait pas les<br />
distances, il croyait que les objets touchaient ses yeux, comme les choses qu’il<br />
palpait touchaient sa pe<strong>au</strong>. Deux mois se passèrent avant qu’il ne se<br />
convainquît que les table<strong>au</strong>x représentaient <strong>des</strong> corps soli<strong>des</strong> ; apercevant le<br />
portrait de son père sur un boîtier de montre, il s’étonnait qu’un visage<br />
d’homme se contînt dans un si petit lieu. Il pensait qu’il n’y avait rien <strong>au</strong> -delà<br />
<strong>des</strong> limites de ce qu’il voyait. L’opération de l’<strong>au</strong>tre oeil avait eu lieu un an<br />
après la première, et avec ce deuxième oeil, l’opéré voyait les objets be<strong>au</strong>coup<br />
plus grands qu’avec le premier ; une accommodation lui avait été nécessaire.<br />
Enfin <strong>des</strong> expériences analogues, faites sur <strong>des</strong> sujets différents, avaient donné<br />
les mêmes résultats. <strong>La</strong> notion de distance ne s’acquérait que par un long<br />
travail de l’esprit.<br />
Des aveugles-nés qui recouvraient la vue, les plus grands esprits<br />
s’occupaient ; épreuve qu’ils n’avaient ni le droit, ni la volonté d’esquiver.<br />
Diderot crut saisir une occasion propice : Ré<strong>au</strong>mur avait pris sous sa<br />
protection un oculiste prussien, Hilmer, qui faisait, lui <strong>au</strong>ssi, l’opération de la<br />
cataracte : Diderot avait obtenu d’être là, <strong>au</strong> moment solennel. Sa déception<br />
avait été grande, car il avait cru remarquer qu’il ne s’a gissait que d’un<br />
truquage : déjà l’opération avait été faite, déjà l’aveugle avait vu ; et pour ce<br />
qui était de l’observation philo sophique, tout était à recommencer. Il <strong>au</strong>rait<br />
fallu, cependant, réfuter Berkeley pour trouver le déf<strong>au</strong>t d’un « système qui, à<br />
la honte de l’esprit humain et de la philosophie, est le plus difficile à<br />
combattre, quoique le plus absurde de tous ». Mieux valait appeler à l’aide un<br />
spécialiste de l’esprit humain, qui pourrait ainsi découvrir le point exact où<br />
Philonous avait dévié 1. Ce fut de cette manière que Condillac fut invité à<br />
venir <strong>au</strong> secours de la Nature en péril.<br />
1 Diderot, Lettre sur les aveugles, à l’usage de ceux qui voient, 1749.