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La pensée européenne au XVIIIe siècle - Les Classiques des ...

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P<strong>au</strong>l Hazard — <strong>La</strong> <strong>pensée</strong> <strong>européenne</strong> <strong>au</strong> <strong>XVIIIe</strong> <strong>siècle</strong> 264<br />

dont on eût jamais peint ses amis les S<strong>au</strong>vages. Ils étaient be<strong>au</strong>x, souples,<br />

forts, endurants ; heureux, parce qu’ils étaient restés f idèles <strong>au</strong>x moeurs et à la<br />

religion naturelles, ne connaissant ni le tien ni le mien, ignorant l’argent,<br />

source de tous les m<strong>au</strong>x, dédaigneux <strong>des</strong> sciences et <strong>des</strong> arts. En contrepartie,<br />

<strong>La</strong> Hontan avait fait la caricature du civilisé, ridicule avec son habit bleu, ses<br />

bas rouges, son chape<strong>au</strong> noir, son plumet blanc, ses rubans verts ; grotesque<br />

avec sa politesse, ses saluts, ses révérences, ses courbettes, son langage<br />

ampoulé ; le corps usé par les condiments et par les drogues ; et surtout l’âme<br />

empoisonnée par la superstition. Misérables Français, qui pensaient injurier<br />

un ennemi en l’appelant s<strong>au</strong>vage ! L’homme nu incarnait la vertu, la vérité, le<br />

bonheur. Il ne suffisait pas de vanter les Chinois, les Siamois, lesquels étaient<br />

déjà corrompus, ayant <strong>des</strong> juges, <strong>des</strong> bonzes, <strong>des</strong> mandarins ; il fallait dire<br />

adieu <strong>au</strong> vieux monde et se faire Huron.<br />

D’<strong>au</strong>tres personnages symboliques s’introduisaient à la suite d’Adario<br />

l’anarchique, porte -parole de <strong>La</strong> Hontan. Le premier héros noir, ébène et dents<br />

d’émail, Oroonoko, étai t importé en Angleterre par la romancière Mrs. Aphra<br />

Behm ; du roman il passait <strong>au</strong> théâtre. Mais les malheurs d’Oroonoko, dans<br />

lesquels la perfidie <strong>des</strong> blancs tenait une p.359 grande place, étaient peu de<br />

chose en comparaison de ceux de Yariko la s<strong>au</strong>vagesse. Un jeune commerçant<br />

anglais du nom de Inckle, frais et blond, bien élevé et de manières polies,<br />

s’était embarqué à Londres afin de trafiquer <strong>au</strong>x In<strong>des</strong> occi dentales. Ses<br />

compagnons avaient été massacrés dans une île où ils avaient abordé <strong>au</strong><br />

passage ; tandis que la belle Yariko l’avait recueilli, avait pansé ses blessures,<br />

lui avait apporté <strong>des</strong> aliments, l’avait tenu caché dans une caverne : le tout par<br />

amour. Enfin un vaisse<strong>au</strong> anglais s’était montré à l’horizon, s’était approché ;<br />

Inckle était monté à son bord ; et touché par la passion de la jeune femme, il<br />

avait emmené son amante avec lui. Mais il avait réfléchi <strong>au</strong> temps et à l’argent<br />

qu’il avait perdus dans l’aventure ; et toute enceinte qu’elle fût de lui, Inckle<br />

avait vendu Yariko à un marchand d’esc laves. Romans, tragédies, drames,<br />

opéras, poèmes, épîtres, héroï<strong>des</strong>, fables, chansons ; peintures, <strong>des</strong>sins,<br />

gravures, avaient répandu et popularisé l’histoire. Un diptyque s’offrait <strong>au</strong>x<br />

regards : le traître, le vilain, l’infâme, et c’était l’Européen ; l’â me noble,<br />

généreuse, infortunée : et c’était la fille de la nature.<br />

L’idée d’une déviation dont l’humanité s’est rendue cou pable, et dont elle<br />

subit le châtiment, toujours plus grave à mesure qu’elle s’éloigne davantage<br />

de son vrai <strong>des</strong>tin ; l’affirmation de la valeur du simple, du spontané, par<br />

opposition à l’élaboré et <strong>au</strong> réfléchi ; la volonté d’aller chercher un modèle<br />

idéal <strong>au</strong>x origines de la création, ou dans les espaces encore préservés de<br />

souillures ; l’espoir de trouver le bonheur en reculant ; <strong>des</strong> sentiments <strong>au</strong>ssi,<br />

rébellion contre le présent, inadaptations, regrets, nostalgies ; presque une<br />

sensation, un grand besoin de fraîcheur ; <strong>des</strong> images qui déprécient le réel, qui<br />

transfèrent dans l’<strong>au</strong>trefois la be<strong>au</strong>té <strong>des</strong> rêves, sont les éléments qui entren t<br />

dans la force complexe qu’on appelle le primitivisme.

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