La pensée européenne au XVIIIe siècle - Les Classiques des ...
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P<strong>au</strong>l Hazard — <strong>La</strong> <strong>pensée</strong> <strong>européenne</strong> <strong>au</strong> <strong>XVIIIe</strong> <strong>siècle</strong> 115<br />
mettre dans l’esprit que Dieu, qui est un être très sage, ait mis une âme bonne<br />
dans un corps tout noir. » Continuant, Montesquieu appelait à son secours la<br />
charité chrétienne : « Il est impossible que nous pensions que ces gens-là sont<br />
<strong>des</strong> hommes ; parce que, si nous les supposions <strong>des</strong> hommes, on commencerait<br />
à croire que nous ne sommes pas nous-mêmes chrétiens. » Toujours sur le<br />
même ton, où la raillerie n’est qu’indignation contenue : « De petits esprits<br />
exagèrent l’injustice qu’on fait p.160 <strong>au</strong>x Africains : car si elle était telle qu’ils<br />
le disent, ne serait-il pas venu dans la tête <strong>des</strong> princes d’Europe, qui font entre<br />
eux tant de conventions inutiles, d’en faire une générale en faveur de la<br />
miséricorde et de la pitié ? » Ce que disant, il n’empêchait pas les trafiquants<br />
de vendre les esclaves sur le marché de Tripoli : mais il préparait le jour où le<br />
marché serait clos, les trafiquants poursuivis et les esclaves libérés.<br />
Un vaillant groupe s’était formé à Milan, de jeunes hommes, bourgeois et<br />
nobles, qui avaient pris le parti de combattre les goûts rétrogra<strong>des</strong> de leurs<br />
pères, ainsi qu’il arrive à chaque changement de génération, mais qui avaient<br />
entrepris quelque chose de plus qu’une simple fronde. Pour marquer leur<br />
humeur batailleuse, ils avaient pris un nom provoquant, la Société dei Pugni,<br />
la Société <strong>des</strong> Coups de poing. Ils publiaient une revue qui s’intitulait Il Caffè,<br />
parce que leurs rédacteurs étaient censés se réunir dans un café idéal, centre<br />
de leurs discussions. L’animateur en était Pietro Verri, qui traînait à s a suite,<br />
entre <strong>au</strong>tres, un lourd garçon appelé Beccaria. Cesare Beccaria avait du loisir,<br />
il était le fils d’un patricien de la ville ; il semblait, plus encore qu’il n’était,<br />
apathique et paresseux ; conditions qui l’<strong>au</strong>raient amené à passer une vie<br />
inutile, n’eut été son entourage, n’eût été l’esprit du temps. Vaguement<br />
désireux de s’employer à quelque grande entre prise, il se cultivait, il lisait de<br />
préférence les <strong>au</strong>teurs qui donnent de l’aiguillon à la <strong>pensée</strong>, les philosophes<br />
français ; et sous leur influence, s’ajoutant à celle de ses amis, à celle d’une<br />
ville dont l’activité est la loi, il s’éveillait de sa somno lence. D’abord il écrivit<br />
sur les monnaies, cherchant sa voie ; enfin il se trouva : entre l’indolence de sa<br />
jeunesse et le vide de son âge mûr, il produisit un chef-d’oeuvre, le livre Dei<br />
Delitti e delle Pene, en 1764.<br />
Il payait son tribut <strong>au</strong>x illusions du temps : qu’il est bien malheureux que<br />
les lois n’aient pas été, dès leur naissance, l’oeuvre de la raison ; qu’on vivait,<br />
à tort, sous les lois d’un antique peuple de conquérants, c’est -à-dire sous les<br />
lois romaines ; que celles-ci ayant été complétées par l’arbitraire d’un prince<br />
qui, <strong>au</strong> XII e <strong>siècle</strong>, vivait à Constantinople, un <strong>au</strong>tre fatras s’y était ajouté,<br />
produit de l’obscurantisme du Moye n Age ; et qu’ainsi, elles étaient toutes à<br />
refaire, en les modelant sur la loi naturelle.<br />
p.161 Mais après cela, Beccaria avait la sagesse de se cantonner dans un<br />
domaine qui lui était plus particulièrement connu, parce qu’il avait été visiteur<br />
<strong>des</strong> prisons milanaises, parlait <strong>au</strong>x accusés, écoutait les criminels, et que sa<br />
sensibilité avait été frappée par les injustices dont il avait été le témoin. L’irré -<br />
gularité de la procédure, la fantaisie <strong>des</strong> juges, la cru<strong>au</strong>té <strong>des</strong> lois pénales,<br />
n’avaient pas encore ét é signalées dans un acte d’accusation : cet acte, il le