La pensée européenne au XVIIIe siècle - Les Classiques des ...
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P<strong>au</strong>l Hazard — <strong>La</strong> <strong>pensée</strong> <strong>européenne</strong> <strong>au</strong> <strong>XVIIIe</strong> <strong>siècle</strong> 249<br />
nous ne l’étions pas, il n’y <strong>au</strong>rait <strong>au</strong>cun p.338 gouvernement possible. <strong>Les</strong> avis,<br />
les instructions, les ordres, les peines, les récompenses, deviendraient<br />
inutiles ; <strong>au</strong>tant v<strong>au</strong>drait sermonner un chêne pour le persuader de devenir<br />
oranger. Puisque l’expérience nous prouve qu’il est possible de corriger les<br />
hommes, concluons qu’ils ne sont pas <strong>des</strong> <strong>au</strong>tomates. — Nous sommes libres ;<br />
sans doute, nos <strong>pensée</strong>s sont déterminées par nos sensations ; mais nos actes<br />
ne le sont pas : donc la liberté se définit le pouvoir d’agir ou de ne pas agir<br />
suivant les directions que nous prescrivent nos <strong>pensée</strong>s. — Si nous n’étions<br />
pas libres, tout se passerait comme si nous l’étions, pensons donc que nous le<br />
sommes. Il s’agit là d’une véri té de sentiment, dont la seule preuve est<br />
analogue à celle de l’existence <strong>des</strong> corps ; <strong>des</strong> êtres indépendants n’<strong>au</strong>raient<br />
pas une conscience plus vive de leur indépendance que celle que nous<br />
possédons de la nôtre. Fussions-nous assujettis à une puissance supérieure et<br />
nécessaire, les choses ne s’en passeraient pas moins comme elles se passent ;<br />
on n’en conti nuerait pas moins à emprisonner les voleurs et à pendre les<br />
assassins. Vouloir aller plus avant en une telle matière, c’est se jeter dans un<br />
océan de ténèbres 1.<br />
Nous ne sommes pas libres. L’âme est passive, elle ne change ni les<br />
éléments qui lui viennent du dehors, ni la combinaison de ces éléments.<br />
L’action, étant le résultat d’une <strong>pensée</strong> qui est conditionnée, est conditionnée<br />
pareillement. Donc l’homme est un agent nécessaire. — Nous ne sommes pas<br />
libres, nous dépendons d’une force aveugle et matérielle qui vivifie tous les<br />
êtres, agissant sans savoir qu’elle agit. Le monde est une vaste machine dont<br />
nous constituons les infimes rouages ; nous n’avons p as de caractère<br />
privilégié ; nous ne nous appartenons dans <strong>au</strong>cun <strong>des</strong> instants de nos jours ; ce<br />
que nous allons faire est toujours une suite de ce que nous avons été ; la<br />
fatalité est l’ordre immuable établi par la nature : vous niez la possibilité du<br />
miracle, comment admettriez-vous la liberté ? — Le groupe qui parlait ainsi<br />
allait d’Anthony Collins, qui avait publié en 1717 un bré viaire du<br />
déterminisme, toujours consulté, A philosophical Inquiry concerning human<br />
Liberty, <strong>au</strong> baron d’Holbach, dont le Système de la Nature paraissait en 1770.<br />
Il nuançait ses p.339 négations d’un sentiment d’orgueil : nous subissons <strong>des</strong><br />
nécessités qui sont <strong>au</strong>trement nombreuses et <strong>au</strong>trement compliquées que<br />
celles qui s’imposent <strong>au</strong>x anim<strong>au</strong>x ; et c’est là notre supé riorité sur eux,<br />
réjouissons-nous ; ce Destin formidable qui entraîne tout dans sa loi,<br />
regardons-le sans trembler, n’imitons pas les faibles esprits qui s’imaginent<br />
posséder une liberté d’indifférence qu’ils n’arrivent même pas à définir ;<br />
portons allégrement notre chaîne inévitable, et quand le moment sera venu,<br />
fondons-nous sans protester dans l’immense troupe<strong>au</strong> <strong>des</strong> morts. Il y a une<br />
surprise, et presque un plaisir, à poursuivre d’événement en événement, à<br />
travers le rése<strong>au</strong> infini <strong>des</strong> effets et <strong>des</strong> c<strong>au</strong>ses, l’action d ’un fait minime, d’un<br />
mot, d’un geste, qui va se développant jusqu’à provoquer révolutions et<br />
catastrophes. Quand on prend conscience de la ridicule disproportion entre les<br />
1 D’Alembert, Éléments de philosophie, VII, Morale.