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anatole jakovsky (1907/1909 ? – 1983) - Bibliothèque Kandinsky

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La trajectoire d’un critique d’art au XXe siècle.<br />

cérémonieux de 5 heures et, au retour, s’asseoir sur la terrasse de « Chez Francis », place de<br />

l’Alma et regarder passer les derniers bateaux-mouche, lucioles de la nuit naissante…<br />

D’aucuns, parmi ses exégètes de la dernière heure, ont crû y voir la réplique des « Trois<br />

Grâces » de Pompéi, du fait qu’une carte postale les représentant a été trouvée dans ses<br />

papiers. Moi, j’y voyais plutôt la réincarnation des demoiselles longilignes du mitan du<br />

XVIme siècle, sculptées par Jean Goujon sur la fontaine des Innocents, tant elles me<br />

paraissaient faire partie de sa ville. A l’ombre invisible de ses multiples « Tours », je sentais<br />

là intensément, bien mieux que partout ailleurs, qu’il avait réussi quoi qu’on dise et quoi<br />

qu’on fasse, à saisir un certain air de Paris, cette inimitable couleur du temps qui passe, qui<br />

passait et qui ne reviendra plus jamais. Dans les contes de fées de jadis, on en faisait des<br />

robes, lui, il s’en servait pour habiller la Seine, les passerelles métalliques, les mêmes quais<br />

chantés auparavant par Henri Rousseau et dont on retrouvait justement un morceau dans sa<br />

« Ville de Paris », bref, autant d’instants passagers, derniers instants encore ensoleillés et<br />

heureux de cette ville déjà menacée, s’en allant prophétiquement pièce par pièce... Minée,<br />

chaotique, morcelée, martyrisée, mais avec quel amour !<br />

Quelquefois, les repas étaient plutôt maigres, une assiette de soupe claire où gisaient quelques<br />

vieux croûtons, un pâté et c’était tout, à tel point que j’ai failli m’évanouir une nuit, de faim,<br />

vous l’avez deviné, je n’ai aucune honte à l’évoquer. Je m’étais assis, comme à l’accoutumée<br />

sur un banc du Pont des Arts, le même sur lequel un accordéoniste aveugle débitait ses<br />

rengaines à longueur de journées, ne serait-ce que pour couper en deux le trajet que je faisais<br />

naturellement à pied, du boulevard Malesherbes, rive droite, à mon hôtel de la rue du<br />

Sommerard (le bienfaiteur du musée de Cluny) rive gauche.<br />

Mais que Paris était beau ! Plein de promesses... Rien ne paraissait impossible. Et cette<br />

transparence, cette légèreté de son air qu’on n’était pas prêt de revoir. Qui pouvait se lasser<br />

qu’il y ait encore de grosses étoiles clignotantes et non un épais édredon de poussière dans<br />

son ciel ?<br />

Paris sentant encore les choux, les fanes de carottes, les fermes et les champs, lorsqu’un train<br />

poussif précédé généralement de deux « hirondelles » pour lui ouvrir la marche s’annonçant<br />

de loin par des coups de sifflet stridents, par des halètement d’asthmatique, par des quintes de<br />

toux de quelqu’un de frileux, emmitouflé dans une écharpe mitée de vapeur, passée au cou<br />

d’une cheminée démodée. Il s’acheminait vers les Halles. Je me levais prestement malgré ma<br />

fatigue, quittais les fanaux rouges et verts des écluses, les faibles lumières à travers les<br />

persiennes des couche-tard du quai d’en face, et je me dépêchais pour le regarder passer une<br />

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