anatole jakovsky (1907/1909 ? â 1983) - Bibliothèque Kandinsky
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La trajectoire d’un critique d’art au XXe siècle.<br />
possible… C’étaient des Delaunay ! Oui, les rythmes circulaires de Delaunay, les mêmes<br />
cercles concentriques, les mêmes brisures syncopées, déportées à gauche ou à droite au gré de<br />
je ne sais quels glissements sismiques, les rivages des anciennes cartes géographiques et la<br />
jungle enchevêtrée des empreintes digitales.<br />
Comment les analyser, comment les définir, ces réactions ? Eblouissement et effondrement.<br />
Ivresse fulgurante de la révélation d’une vérité nouvelle et amertume de la chute des<br />
anciennes idoles. Un profond déchirement… Un doute affreux qui s’installe et commence à<br />
vous ronger. Delaunay connaissait-il ces signes ? Les a-t-il imités dans ce cas, ou bien étaitce,<br />
chez lui, la manifestation d’une incroyable résurgence de ces fameux archétypes<br />
découverts par Jung, que nous portons à peu près tous, à notre insu, dans les tréfonds de notre<br />
mémoire ancestrale, inscrits et programmés dans nos gènes à l’aube de l’humanité ? Miró<br />
nous a habitués depuis longtemps à ces surprenantes réincarnations pariétales. Mais les signes<br />
de Miró, aussi parlants et aussi signifiants à sa manière, rappelaient seulement les signes<br />
tracés pas ses ancêtres préhistoriques, sans qu’il y eût le moindre emprunt et ressemblance,<br />
étant de la même essence, alors qu’en comparant mentalement ce que je voyais là avec mes<br />
souvenirs très nets des reliefs monochromes ou polychromes de Delaunay, je devais conclure<br />
à une similitude par trop flagrante. De toute façon, les coïncidences étaient exclues.<br />
Similitude, soit, mais pas identité. En défaveur de Delaunay, hélas. De deux choses l’une, ou<br />
il s’en est inspiré sciemment, ou bien ces archétypes, au bout des millénaires sont arrivés si<br />
affaiblis, dévitalisés, privés de leur charge magnétique initiale, que Delaunay les exhumant ne<br />
faisait rien d’autre que ce que font certaines peuplades, restées encore à l’âge de pierre, en<br />
érigeant machinalement, par inertie, les menhirs, ayant oublié leur raison d’être. Au fur et à<br />
mesure que j’interrogeais les signes gravés, je me persuadais que ce qui m’a paru abstrait au<br />
premier coup d’œil ne l’était pas. Nullement. Leur géométrie était trompeuse. Un sens caché<br />
s’en irradiait, porteur d’un message que je ne comprenais pas. J’y sentais néanmoins une<br />
présence de vie, celle-là même qui différencie justement les œuvres d’art dignes de ce nom de<br />
la matière inanimée. Du reste, toute œuvre d’art se situe au-dessous ou au-dessus de la réalité.<br />
A cette échelle, sous cet angle là, ils sont incontestablement au-dessus, et les rythmes sans fin<br />
de Delaunay au-dessous. Peu à peu, je voyais les premiers, pourtant incolores, s’illuminer,<br />
tandis que les seconds, le bref, l’éphémère plaisir de l’œil épuisé, pâlissaient. Au même titre<br />
que les colonnes sans fin de Brancusi, plastiquement parfaites, ne supportent pas le voisinage<br />
des masses informes des menhirs, ces sphinx d’une civilisation disparue, habités eux aussi par<br />
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