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Le fantastique dans l'oeuvre romanesque de Marcel Brion

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tel-00699768, version 1 - 21 May 2012<br />

On en trouvera un exemple au début du roman <strong>Le</strong> Caprice espagnol. Bernard<br />

vient <strong>de</strong> quitter la gare, s’enfonce <strong>dans</strong> la ville encore ensommeillée, et rencontre un « petit<br />

homme bigle » qui lui vend un morceau <strong>de</strong> pâte frite :<br />

Bernard acquit un tronçon <strong>de</strong> ce monstre comestible et savoura cette o<strong>de</strong>ur d’huile qui lui<br />

renvoyait une poignée <strong>de</strong> souvenirs d’enfance.<br />

La même o<strong>de</strong>ur <strong>dans</strong> les journées d’été d’un village provençal dont les platanes bourdonnaient,<br />

frémissants <strong>de</strong> chaleur et <strong>de</strong> cigales. <strong>Le</strong> goût <strong>de</strong> la pâte huileuse se mêlait aux musiques <strong>de</strong>s orgues<br />

forains, au crissement <strong>de</strong>s roues qui, parodiant celle <strong>de</strong> la fortune, octroyaient, selon les<br />

prodigalités du sort, un vase <strong>de</strong> porcelaine bleu, rouge et or, une bouteille <strong>de</strong> faux champagne ou<br />

une fleur en papier chargée d’un parfum violent et bon marché. (CE, 11)<br />

<strong>Le</strong> « détonateur analogique » est ici l’o<strong>de</strong>ur d’huile qui fait surgir un autre temps,<br />

un autre lieu, et cet autre temps est traité <strong>de</strong> la même manière, possè<strong>de</strong> la même intensité<br />

<strong>de</strong> réalité que les événements précé<strong>de</strong>nts. On remarque la netteté et la force <strong>de</strong>s sensations,<br />

<strong>de</strong>s sons, <strong>de</strong>s o<strong>de</strong>urs, <strong>de</strong>s couleurs, la présence forte <strong>de</strong>s objets, le passage du passé simple,<br />

il « acquit », il « savoura » qui marque une action ponctuelle <strong>dans</strong> le passé, à l’imparfait<br />

qui installe une durée. Cet imparfait continue à être utilisé alors que cette vision d’enfance<br />

a cessé. Bernard s’installe <strong>dans</strong> la permanence d’un temps <strong>de</strong> disponibilité sensorielle.<br />

Ce phénomène <strong>de</strong> résurgence se produit durant un court instant. Mais <strong>dans</strong><br />

d’autres romans, le passé s’impose plus durablement, et le lecteur entre <strong>dans</strong> un véritable<br />

labyrinthe temporel, où se mêlent récits <strong>de</strong> souvenirs et récits <strong>de</strong> rêves, sur lequel nous<br />

reviendrons.<br />

La manifestation du passé <strong>dans</strong> le présent peut prendre la forme d’une impression<br />

<strong>de</strong> déjà vécu. Ainsi <strong>dans</strong> Château d’ombres : « J’avais déjà éprouvé cette impression, mais<br />

je ne me rappelai pas où » (CO, 17), ou <strong>dans</strong> L’Enchanteur : « Cette scène me parut tout à<br />

coup très ancienne, reculée <strong>dans</strong> les vieux lointains du passé » (E, 159). Cette impression<br />

<strong>de</strong> déjà vécu <strong>de</strong>vient <strong>fantastique</strong> lorsqu’elle suppose l’inscription <strong>dans</strong> une temporalité<br />

énigmatique, comme <strong>dans</strong> L’Ombre d’un arbre mort :<br />

Ce spectacle m’était étrangement nouveau, et pourtant il me venait, en subites bouffées, un<br />

sentiment <strong>de</strong> déjà vu, comme une ombre <strong>de</strong> souvenirs indéfinissables, inlocalisables, comme si<br />

j’étais déjà venu <strong>dans</strong> cette maison, plusieurs fois, et qu’elle me fût si familière que je pouvais<br />

décrire l’ameublement et la décoration <strong>de</strong> certaines salles : celles où j’avais dû être reçu<br />

fréquemment, autrefois. (OAM, 243)<br />

On remarque <strong>dans</strong> ce passage d’abord l’introduction <strong>de</strong> l’adverbe<br />

« étrangement ». À ce sentiment d’étrangeté s’ajoute le sentiment <strong>de</strong> déjà vu. <strong>Le</strong> mot<br />

« spectacle » est mis en position <strong>de</strong> sujet. <strong>Le</strong> narrateur ne fait que percevoir une réalité qui<br />

s’impose à lui. Cette impression est renforcée par l’utilisation <strong>de</strong> la tournure passive : « il<br />

me venait… ». <strong>Le</strong>s comparaisons produisent un effet d’incertitu<strong>de</strong>, donnent l’impression

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