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Le travail psychique de victime: essai de psycho-victimologie

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nous découvrions entre le langage dont nous disposions et cette expérience que, pour la plupart, nous<br />

étions en train <strong>de</strong> poursuivre dans notre corps. Comment nous résigner à ne pas tenter d’expliquer<br />

comment nous en étions venus là ? Nous y étions encore. Et cependant c’était impossible. A peine<br />

commencions-nous à raconter, que nous suffoquions. A nous-mêmes, ce que nous avions à dire<br />

commençait alors à nous paraître inimaginable. Cette disproportion entre l’expérience que nous<br />

avions vécue et le récit qu’il était possible d’en faire ne fit que se confirmer par la suite. Nous avions<br />

bien affaire à l’une <strong>de</strong> ces réalités qui font dire qu’elles dépassent l’imagination. Il était clair désormais<br />

que c’était seulement par le choix, c’est-à-dire encore par l’imagination que nous pouvions essayer<br />

d’en dire quelque chose. 1<br />

87<br />

Il n’est pas étonnant que cette nécessité <strong>de</strong> témoigner ait été particulièrement forte chez les<br />

survivants <strong>de</strong>s camps d’extermination nazis : extermination conçue sur le mo<strong>de</strong> <strong>de</strong> la plus familière<br />

<strong>de</strong>s usines. Il s’agissait <strong>de</strong> faire disparaître comme l’on fabrique <strong>de</strong>s biens <strong>de</strong> consommation :<br />

organisation rigoureuse du temps, <strong>travail</strong> à la chaîne, rentabilisation <strong>de</strong>s équipements, organisation<br />

du <strong>travail</strong>, recyclage <strong>de</strong>s « déchets », etc., une véritable industrie mise au service d’un effacement,<br />

d’une disparition se voulant totale et définitive <strong>de</strong> peuples jugés indésirables sur terre, rejetés hors<br />

<strong>de</strong> « l’espèce humaine » : même plus <strong>de</strong>s étrangers. Bien plus :<br />

tel-00658758, version 1 - 11 Jan 2012<br />

La <strong>de</strong>struction <strong>de</strong>s vies s’accompagne d’un projet <strong>de</strong> déshumanisation systématique du sujet et <strong>de</strong> sa<br />

mort 2 : c’est cette expérience-là, faite par ceux qui n’ont pas survécu, qui est indicible. Elle n’a pas eu<br />

<strong>de</strong> témoin, à la fois parce que les <strong>victime</strong>s n’ont pas survécu et parce que le projet nazi incluait<br />

l’absence <strong>de</strong> témoins et la <strong>de</strong>struction, chez les <strong>victime</strong>s, <strong>de</strong> la possibilité <strong>de</strong> s’éprouver humain parmi<br />

les humains, <strong>de</strong> parler et <strong>de</strong> se parler en présence d’un visage. <strong>Le</strong> problème <strong>de</strong>s<br />

« Son<strong>de</strong>rkommandos », si justement posé par Primo <strong>Le</strong>vi, permet <strong>de</strong> comprendre en quoi la<br />

suppression <strong>de</strong>s témoins n’est que l’aspect le plus visible d’un projet consistant à compromettre les<br />

<strong>victime</strong>s et les faire disparaître comme telles. 3<br />

L’on comprend alors mieux en quoi la « survivance » peut ne tenir, chez beaucoup <strong>de</strong> ceux qui déjà<br />

ont survécu <strong>de</strong> façon improbable à la volonté d’extermination, qu’à la seule possibilité <strong>de</strong><br />

témoigner ; id est moins celle <strong>de</strong> contribuer à la construction d’une vérité historique objective ou se<br />

voulant telle, -même si elle y participera <strong>de</strong> façon essentielle-, qu’à tenter <strong>de</strong> rendre réel, ou plus<br />

exactement authentifiable, l’événement : en en construisant une mémoire, c’est-à-dire une<br />

représentation partageable et dès lors transmissible. Là ne rési<strong>de</strong> pas la moindre complexité <strong>de</strong> cette<br />

modalité <strong>de</strong> témoignage…<br />

…comme récit en première personne authentifié par celui qui raconte et qui garantit, par l’acte même<br />

le constituant comme témoin, l’existence <strong>de</strong> l’événement raconté. Une telle définition suppose<br />

d’abor<strong>de</strong>r le témoignage au titre, non pas seulement d’un récit, mais d’un acte, un acte engageant la<br />

responsabilité du témoin mais aussi celle du ou <strong>de</strong>s groupe(s) recueillant le témoignage, et, plus<br />

largement, celle <strong>de</strong> l’ensemble humain. 4<br />

Ou encore, écrit le même auteur :<br />

1 R. Antelme (1957) : L’espèce humaine, Tel, Paris, p. 9.<br />

2 D’où le mo<strong>de</strong> <strong>de</strong> résistance qu’en conçut Viktor Frankl, celui <strong>de</strong> surtout ne pas se laisser dépossé<strong>de</strong>r <strong>de</strong> sa<br />

propre mort, à la différence du « Musulman » ; voir Un psychiatre déporté témoigne. Il en concevra sa<br />

Logothérapie.<br />

3 J.-F. Chiantaretto (2001) : <strong>Le</strong> témoignage et la figure du témoin survivant : une approche plurielle. Réflexions à<br />

partir <strong>de</strong> Primo <strong>Le</strong>vi, L’Evolution. Psychiatrique, 66, p. 438.<br />

4 Ibid., p. 438.<br />

Pignol, Pascal. <strong>Le</strong> <strong>travail</strong> <strong>psychique</strong> <strong>de</strong> <strong>victime</strong> : <strong>essai</strong> <strong>de</strong> <strong>psycho</strong>-<strong>victimologie</strong> - 2011

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