tome 34 (n°115-119) - de l'Université libre de Bruxelles

ROBERTO-J. PAYRO 181
dit que Tatita était de ces hommes qui font à leur patrie
et à leur parti des sacrifices innombrables. Don Temistocles
Guerra déclara que nous perdions en lui un ami
du progrès et un patriote qu'on ne pourrait jamais remplacer.
Le docteur Arèpuello, sénateur de la province, qui,
avec le député Quintiliano Paz, était venu expressément
à Los Sunchos pour honorer la mémoire de Tatita, parla
au nom du pouvoir exécutif de la législature, recommandant
à tout le village de suivre l'admirable exemple du
probe et austère citoyen prématurément disparu, quand,
en pleine maturité, il pouvait encore rendre à sa patrie
les plus grands services.
J'entendis toutes ces phrases comme quelqu'un qui entend
un vague et importun bourdonnement et j'aurais été
incapable de les reconstituer à présent, si je ne les avais
entendues plus de cent fois ensuite, redites sur cent tombes
différentes, toujours les mêmes, toujours également
banales, témoignant toujours d'une méconnaissance à peu
près complète de la personnalité qu'elles avaient l'intention
d'honorer, toujours hors de proportion ou de mesure, comme
si tous les hommes, égaux devant la mort, l'avaient
été aussi durant leur existence.
Suivi jusqu'à la porte du cimetière par le curé, Don
Jenaro Cuchi, par quelques parents présumés de papa ou
de maman, enfin par don Higinio qui, lui, pleurait sincèrement,
je serrai là, les unes après les autres, quantité de
mains indifférentes, et c'est sans émotion que j'entendis
tomber de leurs lèvres les banales paroles de compliment
ou de condoléances. Cette longue, cette interminable cérémonie
fut pour moi une torture. Enfin, dans la voiture qui
avait recueilli, l'avant-veille, le corps inanimé de mon
père, je revins à la maison dans un état de stupeur assez
compréhensible, si l'on veut bien se souvenir que, dans
les grandes catastrophes, la nature vient troubler et au
besoin rendre fou le cerveau de l'homme, en l'anesthésiant
de telle sorte qu'il finit par s'accoutumer peu à peu