tome 34 (n°115-119) - de l'Université libre de Bruxelles

PAUL ANDRÉ 307
à La Blessure. Le Marchand de Bonheur ne trompe pas ceux qui
ont aimé La Rivale. Empoigné encore au seul souvenir des moments
dramatiques de La Flambée, on revivra d'analogues minutes d'angoisse
au spectacle de l'Embuscade.
Est-ce à dire que l'art de M. Kistemaekers ne se renouvelle pas?
Bien au contraire. Je connais peu d'auteurs actuels qui aient autant
varié leur sujets que ne l'a fait celui-ci. Il semble qu'il veuille
explorer tous les mondes, connaître et écrire toutes les émotions,
exprimer toutes les angoisses. Sa fécondité d'imagination ne lui
permet pas de se recommencer jamais. Rien n'est plus divers,
nombreux et varié, que le monde des personnages créés ou observés
par lui.
Ce sont des conflits surgissant dans des cadres matériels et dans
des conditions psychologiques incessamment renouvelés qui nous
sont proposés. Nous n'éprouvons pour cela jamais l'impression du
déjà vu, malgré qu'en somme, à y regarder de très près, c'est toujours
de la même matière douloureuse qu'est fait le débat sentimental
de ces violentes tragédies bourgeoises.
L'Embuscade est un titre symbolique. Tout homme, dans sa vie,
doit s'attendre à la surprise d'un brusque événement; devant la
menace soudaine de la pire défaite, il lui faut prendre une décision
instantanée; son salut n'est qu'au prix d'un immense effort d'énergie
et de volonté. Les âmes bien trempées seules vainquent en ce
moment le destin, comme une troupe solidement aguerrie échappera
seule au péril d'une surprise armée — d'une embuscade.
Jean Guéret se trouve un jour dans cette situation poignante.
Ce Guéret dirige une puissante fabrique d'automobiles. Il est
marié; il a une jeune fille; il est heureux. C'est un fils de ses
œuvres, un fort, un audacieux, un probe, un vaillant.
Sergine Guéret, sa femme, a fait une folie de jeunesse que
Guéret ignore. Elle a eu un enfant. Celui-ci vit; il ne sait qui est
sa mère et cette naissance anonyme a aigri son coeur en l'emplissant
de mélancolie. Le hasard, ce cruel et extravagant hasard qui est le
ressort de tous les événements de nos vies mais qui est aussi la
providence des auteurs dramatiques, amène ce fils, qui porte le nom
de Robert Marcel, dans les parages de la villa de Nice où les Guérel
hivernent. Il est introduit chez l'industriel par M. de Limeuil,
vieil ami de sa mère, le seul être au monde qui soit au courant
de l'exacte situation. M. de Limeuil est plus qu'imprudent de
mettre Robert sur le chemin de Guéret. C'est ici une invraisemblance
initiale qui va obliger l'auteur, dans l'enchaînement des
faits, imaginés par lui, à en accumuler désormais plusieurs.
Guéret se découvre évidemment tout de suite une vive sympa-