tome 34 (n°115-119) - de l'Université libre de Bruxelles

ROBERTO-J. PAYRo 183
riens et aux Troyens lorsqu'ils entraient d'une manière
décisive dans l'arène, je ne pouvais plus songer au modeste
abri de ma province, car me retirer ce serait, l'équivalent
du revers le plus éclatant. A cet étourdissement contribuaient
l'ivresse de mon triomphe et la satisfaction inespérée
de me voir un pied sur les derniers échelons de l'immense
échelle, d'où je pouvais me rendre compte que rien ne
m'était plus inaccessible, que tout était à portée de ma
main. Et il y avait encore autre chose : à peine arrivé,
peut-être pourrais-je réaliser mes anciens rêves, lorsque
j'errais inoccupé dans la grande ville, ce vaste projet d'apparaître
et d'éblouir, en travaillant activement et brillamment
à l'union étroite de Buenos-Ayres et des Provinces,
de manière à faire disparaître leur vieil antagonisme ;
mais à peine eussè-je pensé à cette « mission », qu'elle me
parut banale, enfantine, à demi réalisée déjà ou en voie
de se réaliser ; et alors je craignis de faire un faux pas, de
m'exposer aux moqueries d'hommes sceptiques et expérimentés,
de parler comme un enfant ... Non, l'initiation
n'est pas aussi facile qu'elle le semble.
— Bah ! — me dis-je. — Ce que je dois faire c'est,
d'une part, cacher que je suis un « nouveau venu », que
je m'effare comme un étranger et, d'autre part, ne pas
me donner des airs de grand homme, ne pas non plus
faire effort pour arriver à l'être, tant que ne s'offrira pas
à moi une occasion vraiment favorable... Soyons modeste,
Mauricio, jusqu'à ce que l'heure soit venue de relever la
tête.
Grâce à mon empire sur moi-même, qui me permettait
de paraître tranquille et indifférent dans les passes les plus
difficiles, j'obtins que personne ne remarquât mon trouble.
Et quant au reste, je me modifiai, pensant que sans apparentes
prétentions je pouvais et je devais me présenter
en pleine vie politique d'une manière irréprochable ; sinon
même avec une haute élégance tout à fait en rapport avec
mon extérieur. Je remontai donc ma garde-robe, renonçant
aux costumes qui pouvaient en province donner le ton,