tome 34 (n°115-119) - de l'Université libre de Bruxelles

328 SOUVENIRS
je ne puis penser à toi et te parler le cœur calme et les
yeux secs ; il y a trop peu de temps que je t'ai quittée et
il me semble ne t'avoir jamais autant aimée que depuis
notre séparation ».
Ces lignes ne témoignent-elles pas de la plus exquise
sensibilité? Je me représente le bouleversement de mon
aïeule quand elle en prenait connaissance ! On peut dire
de Marie qu'elle était tout cœur. Elle fut même la victime
de cette affectivité passionnée. Le sentiment la consuma.
Sous des dehors doux et placides, un peu concentrés,
elle cachait un enthousiasme allant jusqu'à l'exaltation.
Le beau dut souvent l'émouvoir à la faire saigner.
Grande liseuse, tout comme ma mère, éprise de Jean-
Jacques Rousseau mais surtout de son disciple George Sand
alors dans toute sa gloire, son culte pour la célèbre romancière
alla jusqu'à l'imiter dans ses manies garçonnières
même les moins compatibles avec sa santé délicate, sa frêle
et fine nature de sensitive. On sait que l'auteur de Mauprut
fumait la pipe comme un sapeur. Tante Marie s'arrêta
au cigare. Dans une autre lettre à sa mère elle la prie
gentiment de lui renouveler sa petite provision de havanes,
les mêmes que fume son frère Henri, l'officier. « J'aime
tant, tirer quelques bouffées tous les jours! » écrit-elle.
Elle avait aussi pris l'habitude très romantique de veiller
tard et de passer à écrire, la plus grande partie de la
nuit. A ce régime, la lame devait user le fourreau.
Sa santé était déjà fort compromise quand elle épousa
M. Steger, chef du service sténographique des Etats Généraux
de La Haye, un homme des plus distingués, connaissant
lui aussi, parfaitement le français, comme la plupart
des Hollandais de l'élite. Par son éducation, son caractère,
ses goûts artistiques, très raffinés, et aussi par une
certaine exaltation, Cornélis Steger devait sympathiser profondément
avec sa jeune femme. Le spectacle vraiment
prestigieux de la procession d'Anvers, le jour de l'Assomption,
le moment de la bénédiction du haut du reposoir
de la Place de Meir, sous un soleil d'août rehaussant enco-