tome 34 (n°115-119) - de l'Université libre de Bruxelles

ARTHUR DE RUDDER 223
rois, mais ces hommes sont égaux, car les deux rois ont
perdu toute majesté.
Laerte se parle à lui-même.
— Si Ulysse revenait maintenant, il serait vieux, Pénélope
ne s'en souviendrait plus guère, elle le ferait jeter aux
chiens.
Ulysse embrasse son père Laerte qui ne se défend pas,
tellement est grand son étonnement ou sa faiblesse, et les
deux vieillards se mettent à danser, comme le feraient
des esclaves pris de vin.
Certes le héros est bien dépouillé de sa majesté. Il nous
paraît abject et ridicule, M. Hauptmann a voulu nous le
montrer descendu à ce degré d'indignité pour lui rendre
sa dignité ensuite; il a voulu que le relèvement fût d'autant
plus grand que la chute avait été profonde. Tel est
le procédé de l'écrivain allemand : présenter à nos yeux
un Ulysse abattu par le malheur, sans énergie et sans
espoir et de ce chiffon, faire renaître le héros plus éclatant
que jamais. C'est là qu'est le nœud de la pièce, sa
force tragique.
Les prétendants arrivent dans la cabane du vieil Eumée.
Ils savent que Télémaque est revenu dans l'île. Ils
veulent connaître ses desseins et prendre des mesures pour
leur défense. Ulysse les voit entrer, et aussitôt une flamme
brille dans ses yeux. Le désir de la vengeance lui
rend une vigueur que remarque aussitôt Télémaque. Ulysse
se place devant son fils qui veut rejoindre les prétendants.
— Qui es-tu? demanda le jeune homme avec colère.
— Appelle-moi Personne, mon enfant.
— Tu n'est pas Personne, réplique Télémaque, et je ne
suis pas un enfant. Fais-moi place !
— Personne — insiste Ulysse — Personne est aussi
rusé que ton père.
Ces paroles ambiguës troublent l'âme du jeune homme.
Le mystère plane sur tous les personnages. Assurément
tout ceci est bien peu grec. Cette conception n'a pu naître
que dans le cerveau d'un homme du Nord.