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L'avers et le revers

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D’aucuns penseront que, de mon entrée à Mespech à mon<br />

départ pour Montpellier, mes apprentissages multip<strong>le</strong>s<br />

s’arrêtent ici <strong>et</strong> que lire, écrire, compter, mieux par<strong>le</strong>r, monter à<br />

cheval, manier la pertuisane <strong>et</strong> <strong>le</strong> braquemart, tirer au pistol<strong>et</strong><br />

sont tâches suffisantes en nombre <strong>et</strong> en difficulté pour un jeune<br />

drô<strong>le</strong> de mon espèce. Pourtant, il en est une autre qui me fut si<br />

plaisante <strong>et</strong> si aisée à acquérir que je m’en voudrais de ne pas<br />

vous la conter éga<strong>le</strong>ment.<br />

Du temps de ma famil<strong>le</strong>, avant l’infâme meurtrerie dont el<strong>le</strong><br />

fut victime, j’étais accoutumé à chanter, <strong>et</strong> sans forfanterie<br />

aucune, à chanter bien. Ceci me prit tout marmot, <strong>et</strong> <strong>le</strong> chant<br />

chez moi se développa en même temps que la paro<strong>le</strong>, s’associa<br />

<strong>et</strong> se mêla à el<strong>le</strong>, comme deux nouvell<strong>et</strong>és de la même farine.<br />

Que je chantasse d’une bel<strong>le</strong> <strong>et</strong> agréab<strong>le</strong> façon, ce n’est pas moi<br />

qui osais seul à <strong>le</strong> prétendre – suis-je coutumier à me paonner<br />

ainsi ? – mais on <strong>le</strong> disait <strong>et</strong> <strong>le</strong> répétait, ici <strong>et</strong> là, partout, dans<br />

notre hameau <strong>et</strong> ceux voisins, <strong>et</strong> l’on me demandait de chanter<br />

devant autrui, <strong>et</strong> je voyais bien que la chose plaisait, <strong>et</strong> en<br />

particulier aux garces qui écoutaient rêveusement en se tenant<br />

quiètes.<br />

Quand, hélas, je fus j<strong>et</strong>é en larronnerie sur <strong>le</strong>s chemins de<br />

misère, je cessai tout à p<strong>le</strong>in de chanter, <strong>et</strong> cela sans même m’en<br />

rendre compte, toute joie <strong>et</strong> espérance coupées, <strong>et</strong> la tristesse<br />

pour unique compagnon. Ce qu’on croit avoir oublié, pourtant,<br />

n’est rien qu’enfoui dans <strong>le</strong> souvenir d’une vie ancienne, <strong>et</strong><br />

revient parfois tout soudain en mémoire pour peu que la<br />

fortune change de bord <strong>et</strong> vous joigne derechef. À Mespech, je<br />

me remis à fredonner <strong>et</strong> siffloter, sans du tout m’en apercevoir<br />

au début, mais tout naturel<strong>le</strong>ment, comme on se rem<strong>et</strong> debout<br />

après l’alitement d’une longue intempérie. Puis je chantai<br />

vraiment, comme auparavant, des chants de nos campagnes ou<br />

des psaumes de ma religion, car c’est à moi qu’on demandait de<br />

psalmodier quand, en famil<strong>le</strong>, on célébrait la cène. Chez mes<br />

nouveaux maîtres, je n’osais chanter devant <strong>le</strong>s autres <strong>et</strong> me<br />

cachais, m’isolant assez pour donner libre cours à mon plaisir,<br />

qui est réel comme bien <strong>le</strong> savent ceux qui, comme moi,<br />

possèdent ce don.<br />

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