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L'avers et le revers

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Chapitre VI<br />

N’ayant point tant de besognes à accomplir en ma vieil<strong>le</strong>sse<br />

depuis que mon maître m’a fait la grâce de m<strong>et</strong>tre un terme à<br />

mon office tout en me baillant une p<strong>et</strong>ite rente, je resterais<br />

désoccupé de longues heures du jour si je n’avais entrepris la<br />

rédaction de ces Mémoires. Dieu merci, cel<strong>le</strong>s-ci me tiennent de<br />

la pique du jour au crépuscu<strong>le</strong>, ou presque, <strong>et</strong> ainsi n’ai point à<br />

souffrir de c<strong>et</strong>te lassitude des années qui ra<strong>le</strong>ntit <strong>le</strong> verbe <strong>et</strong> <strong>le</strong>s<br />

gestes. Ceux des <strong>le</strong>cteurs qui sont parvenus à l’âge qui est <strong>le</strong><br />

mien savent que l’existence ne vous y occupe guère <strong>et</strong> qu’il y<br />

faut de longues rêveries solitaires, parfois immobi<strong>le</strong> sur une<br />

chaise, pour parvenir enfin au crépuscu<strong>le</strong>, <strong>et</strong> s’en al<strong>le</strong>r ensuite<br />

dedans dans son lit, <strong>et</strong> ce jusqu’au jugement final.<br />

Si Sauv<strong>et</strong>erre parlait de la musique comme d’un réconfort<br />

toujours en usance la vie durant, mon maître a bien raison de<br />

considérer l’écriture comme une médecine de l’âme qui peut<br />

prou pour détourner notre vue de la mort qui est au bout du<br />

chemin <strong>et</strong> nous illusionner d’une conscience d’immortel. Plus<br />

encore que pour mon maître <strong>et</strong> moi, simp<strong>le</strong>s chroniqueurs de<br />

notre vie, en va-t-il ainsi pour celui qui écrit des romans,<br />

comme notre Rabelais, capab<strong>le</strong> d’inventer des histoires qui<br />

oncques n’existèrent sinon dans l’étrange jus de ses<br />

mérangeoises. Quel<strong>le</strong> joie sans doute que cel<strong>le</strong>-là, d’être sur<br />

terre en y menant deux existences, l’une bien réel<strong>le</strong> <strong>et</strong> enchâssée<br />

dans <strong>le</strong>s traverses de la vie, <strong>et</strong> l’autre aérienne <strong>et</strong> mouvante que<br />

l’on mène à sa guise, au gré de son bon vouloir. Ni mon maître,<br />

ni moi, <strong>et</strong> je <strong>le</strong> regr<strong>et</strong>te tant <strong>et</strong> tant, n’avons été conçus avec <strong>le</strong><br />

rare métal qui perm<strong>et</strong> ce dédoub<strong>le</strong>ment, mais il me semb<strong>le</strong> que<br />

nous l’approchons <strong>et</strong> <strong>le</strong> touchons du doigt dans nos Mémoires,<br />

non pas que nous inventions quoi que ce soit, que <strong>le</strong> <strong>le</strong>cteur se<br />

rassure, seu<strong>le</strong>ment nous prenons plaisir à ressusciter une<br />

existence qui n’est plus, <strong>et</strong> cela en soi procède un peu de la<br />

magie, sinon de la sorcel<strong>le</strong>rie.<br />

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