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L'avers et le revers

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De tous <strong>le</strong>s maux dont j’eus à souffrir, c’est la faim qui<br />

s’avéra d’emblée <strong>le</strong> plus exigeant, <strong>le</strong> plus tenace, <strong>le</strong> plus<br />

insupportab<strong>le</strong>. Seuls ceux qui ont vraiment eu faim dans <strong>le</strong>ur vie<br />

me comprendront quand je dirai que toute autre sensation peut<br />

s’oublier, hormis cel<strong>le</strong>-là. Même la dure remembrance des siens<br />

disparus, qui vous poigne <strong>et</strong> vous tord <strong>le</strong> cœur jusqu’à p<strong>le</strong>urer,<br />

peut s’oublier quelques heures, une journée, quelques semaines<br />

avec <strong>le</strong> temps, alors que la faim oncques ne déserte quand el<strong>le</strong><br />

s’instal<strong>le</strong> dans <strong>le</strong> corps, nul ne peut la déloger, <strong>et</strong> triomphante,<br />

el<strong>le</strong> répand son obsession jusqu’à la plus fine matière de notre<br />

cerveau.<br />

Pour survivre, il fallut bien que je me fisse un peu larron <strong>et</strong><br />

que je robe à dextre <strong>et</strong> à sénestre de quoi croquer, sinon j’aurais<br />

fini ma course exsangue, sur <strong>le</strong> bord de la route, roulant mort<br />

dans <strong>le</strong> fossé sans que quiconque ne s’en aperçoive. Car c’est<br />

bien là la pire de nos malfortunes, el<strong>le</strong> ne concerne que nousmême<br />

<strong>et</strong> ne suscite guère la compassion. C<strong>et</strong>te <strong>le</strong>çon, je l’appris<br />

vite, <strong>et</strong> devais m’en ramentevoir ma vie durant.<br />

Tel <strong>le</strong> rusé goupil, je m’introduisais la nuit à pas feutrés dans<br />

quelque poulail<strong>le</strong>r, <strong>et</strong> fondant tout soudain sur une pou<strong>le</strong> peu<br />

méfiante, je la saisissais des deux mains, lui tranchais <strong>le</strong> col d’un<br />

coup de lame <strong>et</strong> me sauvais au loin aussi vite que possib<strong>le</strong>. Dans<br />

c<strong>et</strong>te entreprise ou toute autre du même tonneau, j’étais aidé<br />

par un avantage étonnant que je découvris non sans plaisir. Les<br />

chiens jamais n’aboyaient contre moi. Dès qu’ils m’entendaient,<br />

ils venaient à moi plus curieux que méfiants, me flairaient<br />

attentivement pendant que je <strong>le</strong>s flattais de la main, accroupi au<br />

milieu d’eux, puis bientôt <strong>le</strong>urs queues battaient la mesure <strong>et</strong><br />

c’était à qui parviendrait <strong>le</strong> premier à me lécher <strong>le</strong> visage. C’est<br />

la marque de mon enfance, du « chiot-pitchoune » que je fus, <strong>et</strong><br />

que je reste encore maugré <strong>le</strong>s ans <strong>et</strong> <strong>le</strong>s tourments.<br />

Je vécus une vingtaine de jours de la sorte, ne quittant point<br />

<strong>le</strong>s campagnes <strong>et</strong> m’imposant de larges détours dès qu’un bourg<br />

se profilait. Depuis ma fuite, je marchais vers <strong>le</strong> sud <strong>et</strong> l’est tout<br />

à la fois, prenant la direction du so<strong>le</strong>il à la pique du jour <strong>et</strong> <strong>le</strong><br />

filant, droit devant, jusque sur <strong>le</strong> coup de la midi où je cherchais<br />

cach<strong>et</strong>te pour me dissimu<strong>le</strong>r des fermes proches avant que<br />

d’accomplir mon forfait nocturne.<br />

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