Thèse 1999 - UFR Droit et Sciences Sociales

199
doctrine et la jurisprudence se définissent l'une par rapport à l'autre
puisqu'elles partagent toutes deux la même fonction d'interprète scientifique.
La tension qui résulte du regard que chacun porte sur l'ordre juridique et de
l'image que les interprètes entendent donner d'eux-mêmes se traduit par
l'existence de questions fondamentales sur l'effectivité des énoncés produits.
En concurrence, ils conçoivent, posent et prédisent des interprétations dont
ils souhaiteraient qu'elles fussent éternelles (737) . Les interprètes scientifiques
partagent donc l'ambition de guider la réalisation de l'unité et de la
permanence du droit et l'expriment dans un discours savant qui est son propre
enjeu.
128. Son propre enjeu - La doctrine désigne à la fois l'auteur du discours et le
discours lui-même considéré comme l'ensemble des travaux juridiques propres
à une matière ou à une théorie. La dualité de la "doctrine" crée son ambiguïté.
Cette remarque n'est pas purement sémantique ; elle porte en elle toute la
difficulté à situer la place du discours doctrinal dans le concert des interprètes.
L'auteur est autant en quête d'une reconnaissance personnelle que d'une
autorité désincarnée et anonyme. Si, comme l'affirmait M. Touffait, peu
d'auteurs franchissent la rampe de la Cour de cassation (738) , à titre personnel
s'entend, il reste que la doctrine dans son entier, en tant que communauté
abstraite détentrice d'un savoir d'initié, influence directement les autorités
décisionnaires. L'unité du discours n'est pas, du reste, une nécessité pour que
l'influence soit réelle, puisque les interprétations divergentes par les
juridictions sont aussi un reflet des affrontements doctrinaux. D'un point de
vue sociologique, la communauté des juristes n'est pas homogène, peut-être
l'est-elle même de moins en moins ; mais la notion d'entité doctrinale
conserve une force importante dans la mesure où chaque auteur se projette
dans son propre discours comme le représentant d'un groupe, soit qu'il soit
majoritaire, soit qu'il soit minoritaire, soit qu'il soit unanime (739) . Par cette
(737)
J. CHEVALLIER, "Les interprètes du droit", in P. AMSELEK (dir.) Interprétation et droit, Bruxelles,
Bruylant, Aix-en-Provence, PUAM, 1995, p.121
(738)
A. TOUFFAIT , "Conclusion d'un praticien (à propos de l'étude comparative sur les cours suprêmes)", RID
comp. 1978, p.484 : selon cet auteur, infiniment rares étaient les opinions de la doctrine qui "franchissaient la
rampe de la Cour de cassation" parce que formellement (et nominativement) la doctrine n'était pas une source
du droit.
(739)
Ph. JESTAZ et C. JAMIN, "L'entité doctrinale française", D. 1997, chr., p.167 ; L. AYNES, P.-Y. GAUTIER et
F. TERRE, "Antithèse de “l'entité” (à propos d'une opinion sur la doctrine)", D. 1997, chr., p.230 ; Adde,
V. CROMBEZ, La doctrine en droit français et en common law (étude comparative), Thèse Lyon III, 1995, qui
représente la doctrine française de manière organique.