Thèse 1999 - UFR Droit et Sciences Sociales

307
combler les vides (1057) . Portalis résumait ainsi cette idée : "C'est à la
jurisprudence que nous abandonnons les cas rares et extraordinaires qui ne
sauraient entrer dans le plan d'une législation raisonnable, les détails trop
variables et trop contentieux qui ne doivent point occuper le législateur (…).
C'est à l'expérience que nous abandonnons les vides que nous laissons (1058) ".
Si, d'un point de vue théorique, l'on admettra, quels que soient les
présupposés auxquels on s'attache, que les lacunes authentiques n'existent pas,
il reste à s'interroger sur le fait étonnant que la doctrine continue
inlassablement de se plaindre de l'état lacunaire du droit positif. Selon Kelsen,
cette invocation des lacunes "techniques" est destinée à écarter la règle
logiquement applicable, car ce discours n'est que le fruit d'une discordance
entre le droit positif et le droit souhaité (1059) ; à travers “les lacunes
techniques”, la doctrine laisse tout simplement prospérer une argumentation
de jure ferenda. Dans une perspective naturaliste, on admettra aisément que
prétendre qu'il existe des lacunes du droit positif, légiféré ou non, conduit à
écarter le droit naturel alors que celui-ci a vocation à régler les questions que
la généralité des textes ou des principes positifs ne peut concrètement saisir.
Gény, par exemple, considère que "le postulat de plénitude de la législation
écrite constitue une fiction acceptée dans une vue purement pratique mais ce
postulat n'est pas un principe rationnel appuyé sur la nature des choses (1060) ".
En bref, le discours sur les lacunes a une valeur essentiellement
rhétorique (1061) .
195. L'éviction de la règle applicable - Le discours sur la lacune est créateur de
vide. La lacune invoquée s'érige elle-même en contrainte argumentative. La
question n'a pas de réponse. Or la description de l'existence d'un vide législatif
(1057) Et lorsque le droit légiféré disparaît, la régularité des comportements fera naître ce qui sera accepté
comme un droit survivant. L'hypothèse d'une abrogation totale et instantanée de la totalité de la législation des
Comores est rapportée par R. GARRON, "La nécessité, l'habitude et la continuité", Liber amicorum Benoît
Savelli, Aix, PUAM 1998, p.195.
(1058) PORTALIS, in LOCRE, La législation civile, commerciale et criminelle de la France, Paris, Treuttel et
Würtz, 1827-1832, Tome 1, §16, p.159 ; adde J. GILISSEN, "Le problème des lacunes du droit dans l'évolution
du droit médiéval et du droit moderne", in Ch. PERELMAN, Le problème des lacunes en droit, Bruxelles,
Bruylant, 1968, p.239-240.
(1059) H. KELSEN, Théorie pure du droit, 1ère éd., 1953, rééd., 1988, précité, p.158 ; Théorie pure du droit,
2ème éd., 1962, précité, p.329 ; Théorie générale du droit et de l'État, Introduction de S. Paulson, trad.
B. Laroche et V. Faure, Bruxelles, Bruylant, Paris, LGDJ, 1997, p. 200.
(1060) F. GENY, Méthode d'interprétation et sources en droit privé positif, tome 1, 2ème éd., 1919, précité,
p.199 ; adde Ch. BEUDANT, Cours de droit civil français, Tome I, Introduction et explication du titre
préliminaire du Code civil, 2ème éd., 1934, précité, n°178, p.188, "La loi peut avoir des lacunes, le droit n'en
a pas".
(1061) J. BROEKMAN, "Beyond legal gaps", Law and Philosophy 4, 1985, p.217.