Thèse 1999 - UFR Droit et Sciences Sociales

voit cet objet dans "l'irréductible droit naturel (255) ", Kelsen le construit de
manière stipulative comme système hiérarchisé.
Au-delà de leurs divergences dans la façon de concevoir le monde
juridique, chaque présentation a son image dans la thèse adverse. Pour Gény,
la norme fondamentale sera dans une réinterprétation métaphysique de
l'ordre juridique, ce droit naturel indicible (256) . Et inversement on peut penser
qu'il assignait à l'existence d'un droit naturel le statut d'un présupposé logique
transcendantal, un statut identique à la norme fondamentale de Kelsen,
quelque chose qui existe mais que l'on ne peut énoncer. C'est à la fois donné
parce que l'on présuppose sa permanence et son immutabilité face aux
modifications de l'ordre positif construit. Mais c'est aussi construit en tant
qu'intuition linguistiquement énoncée. "Il n'est pas à méconnaître que le
construit, oeuvre de volonté artificielle sinon arbitraire, arrive peu à peu à
augmenter la somme du donné (257) ". Le construit s'incorpore au donné par
l'expérience et la pratique du juste.
Cette double nature de la distinction sur laquelle repose l'oeuvre du doyen
Gény n'est pas véritablement surprenante même si elle paraît parfois
contradictoire. Sa conception de l'interprétation et son approche
méthodologique se situent du point de vue de l'interprète dans une logique de
la découverte, peu importe que les énoncés soient contradictoires si les
contradictions sont relevées, peu importe les ambiguïtés si elles sont discutées.
Les propositions de Gény sont soumises par l'auteur lui-même à la critique de
ses pairs. Ce qui va manquer à l'oeuvre de Gény, c'est sans doute de n'avoir pas
été comprise par ses contemporains comme une oeuvre d'épistémologie
juridique sans autre prétention que d'inviter à la réflexion en excipant et
traduisant les contradictions de la science juridique du début du XXème siècle
(258) .
(255) F. GENY, Science et technique en droit privé positif, tome II, Deuxième partie. Élaboration scientifique du
droit positif (L'irréductible droit naturel), Paris, Sirey, 1915.
(256) O. CAYLA, "L'indicible droit naturel de François Gény", RHFD 1988, n°6, p.103 ; comp. M. VILLEY, "F.
Gény et la renaissance du droit naturel", in Seize essais de philosophie du droit, précité, p.135 : "Gény luimême
a fort bien vu que tout ce que l'on pouvait tirer de la “ raison a priori ” en fait de principe de droit
naturel, c'était quelque chose d'extrêmement vague et d'incolore et de formel, et pratiquement informulable.
Cette partie du droit naturel se réduit, Gény le reconnaît, à une simple “ orientation ”, à un “ minimum ”, mais
un minimum tellement minimal qu'on voit mal en quoi il consiste".
(257) F. GENY, Science et technique en droit privé positif, tome I, précité, p.97 ; contra J. DABIN, La technique
de l'élaboration du droit positif, Bruxelles, Bruylant, 1935, p.22-28 : "En réalité, le droit est tout entier
construit jusque dans sa matière".
(258) E. SERVERIN, De la jurisprudence en droit privé, précité, p.145 ; adde C. ATIAS, "La mission de la
doctrine universitaire en droit privé", JCP 1980.I.2999, n°7, "Pauvre Gény ! Le voici trahi une deuxième
fois".
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