Thèse 1999 - UFR Droit et Sciences Sociales

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perdent en lui le souvenir de leur fabrication (778) ". Et c'est bien ce que produit
la représentation du droit sous la forme d'un processus continu. On évince les
controverses, les solutions divergentes, les opinions hérétiques pour tracer un
cheminement continu dans cet ensemble dont les mutations sont pourtant les
fruits de phénomènes discrets. Il est donc à craindre qu'aucune démonstration
ne puisse vraiment être convaincante. La bonne réponse est celle qui parvient
à faire taire les dissidences, celle qui renvoie à l'absence de pertinence toute
autre proposition et justification, celle qui finit par persuader la communauté
des juristes que le cas difficile est devenu facile. Mais les affaires simples sont
aussi un lieu d'expression du pouvoir discrétionnaire du juge, simplement
parce que la discrétion est faite du silence des raisons.
La vertu pratique de la métaphore de la chaîne narrative est de présenter
l'unité des solutions comme un idéal théoriquement accessible, et de masquer
ainsi le pouvoir des juges de créer le droit en dissimulant cette création
derrière "la volonté cachée du législateur ou les principes fondamentaux qui
préexistent à leurs décisions (779) ". Elle permet en outre aux commentateurs
doctrinaux de la bonne réponse de la généraliser en donnant à la décision la
portée qui lui convient (780) . Mais le pouvoir de généraliser appartient à la
doctrine seule, elle "ne saurait [le] perdre, ni même [le] partager (781) ", de sorte
que les descriptions de la portée de l'arrêt et de la continuité des réponses ne
sont vraisemblablement que les faire-valoir d'une rhétorique de l'extension ou
de la restriction de la solution aux hypothèses connexes.
Plus largement, on relèvera que les théories qui conçoivent l'évolution de
l'ordre juridique comme un processus continu, immunisent celui qui les
emploie. De manière voisine, la chaîne narrative immunise le juge contre les
conséquences politiques de ses décisions, comme les représentations de la
doctrine dépositaire d'un savoir issu de la tradition et de l'initiation
immunisent les auteurs contre leurs propres prescriptions. Lorsqu'ils tombent,
les masques de la continuité ou de la neutralité laissent la place à des
discussions sur la complexité et les paradoxes du système et ne restent que des
arguments. En fait, il faut revenir au point de départ et admettre qu'il y a
(778)
R. BARTHES, Mythologies, Paris, Seuil, 1957, Points essais, 1970, p.216.
(779)
M. TROPER, "Les juges pris au sérieux ou la théorie du droit selon Dworkin", Droit et société, 1986, n°2,
p.41 (p.51-52).
(780)
v. J.-L. BERGEL, "Le processus de transformation des décisions de justice en normes juridiques", RRJ
1993, p.1055 et C. ATIAS, "L'ambiguïté des arrêts de principe en droit privé", JCP 1984.I.3145.
(781)
M. MOREAU, "Rôle de la doctrine et du droit comparé dans la formation de la jurisprudence, aspects de
droit privé français", Journées de la Société de législation comparée, RID comp. n°spécial - vol. 16, 1994,
p.239.