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136 <strong>SPINOZA</strong> ET LA PENSÉE FRANÇAISE<br />
mant toutes les additions marginales, tous les prologues et épi<br />
logues manifestement apocryphes, de retrouver derrière les<br />
alluvions du temps le texte primitif dans sa pureté. Mais son but<br />
est-il seulement philologique? Spinoza n'est-il que le descendant<br />
des humanistes du siècle dernier, des Budé et des Érasme? Huet<br />
sent fort bien que derrière cet appareil philologique se dresse<br />
une menace philosophique. Spinoza veut faire pénétrer en nous<br />
le doute, éteindre le respect, laïciser la question biblique comme<br />
la question homérique, qui ne sera que querelle de savants. Et<br />
c'est pourquoi l'abbé d'Àunay, fort de son orthodoxie et de son<br />
érudition, veut avant tout rétablir le respect religieux du texte qui<br />
ne doit nullement se laisser entamer par la présence d'annota<br />
tions marginales ou d'apparentes contradictions. Ce qu'il ne veut<br />
pas, c'est qu'on porte la question sur le seul terrain scientifique.<br />
De fait, le but de Spinoza, « préserver l'Écriture de toute<br />
atteinte en empêchant qu'on accommode les passages clairs<br />
à ceux qui sont obscurs et qu'on en corrompe les parties saines<br />
au moyen des parties altérées (1) », lutter contre l'idolâtrie de<br />
la lettre, est souvent dépassé par une intention plus secrète<br />
qui parfois transparaît. Ce qu'il veut, c'est lutter contre « l'ido<br />
lâtrie de l'Écriture (2) », contre « une ridicule piété « », piété de<br />
vieille dévote (3)<br />
». D'où cet aveu significatif : « La Bible ne doit<br />
pas son caractère de livre saint aux paroles et aux discours<br />
qu'elle contient ou à la langue où elle est écrite, mais aux choses<br />
mêmes que l'intelligence y découvre; et par conséquent tous les<br />
livres qui contiennent des récits et des enseignements d'une<br />
moralité excellente, en quelque langue qu'ils soient écrits, chez<br />
quelque nation qu'on les rencontre, sont également sacrés. »<br />
C'est contre ce syncrétisme philosophique qui fait de toute reli<br />
gion la servante d'une morale universelle que se dresse Huet :<br />
dans l'appareil prétentieux et souvent naïf de sa Demonstratio<br />
evangelica, se révèle toujours le désir d'authentifier à tout prix<br />
l'irremplaçable ensemble de figures et de prophéties sur lequel<br />
s'appuie la révélation chrétienne.<br />
Mais y a-t-il réussi? Sur les points essentiels de l'incorruptibilité<br />
du texte, il a battu en retraite et cédé un précieux terrain que<br />
Bossuet voudra reprendre : aucune providence singulière n'a<br />
préservé la Bible. Devant les faits, sa foi et son érudition acquise<br />
auprès des Bochart et des Manassé ben Israël ne lui ont servi de<br />
rien. En dernier disciple des humanistes, il a cru vainement<br />
(1) Appuhn, t. II,<br />
2 Ibid., p. 222.<br />
3) Ibid., p. 207.<br />
p. 224.