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LA QUERELLE DE <strong>SPINOZA</strong> : « L'ÉTHIQUE » 259<br />
tations cartésiennes qu'elle le devra, ainsi qu'à l'écho prolongé<br />
des passions mêmes qu'elle avait soulevées.<br />
D. —<br />
Deux philosophies chrétiennes.<br />
Rien n'était plus décevant que les efforts des doctrinaires<br />
officiels contre Spinoza; non que YÉthique ait éveillé dès sa<br />
parution l'enthousiasme et les ferveurs qui entourèrent Des<br />
cartes tout au long de sa vie : trop souvent les apologètes gros<br />
sissent le danger pour se donner de l'importance. Mais la fai<br />
blesse des réfutations consacrait l'essoufflement des doctrines :<br />
nul esprit vigoureux ne pouvait se satisfaire de l'empirisme<br />
prudent de la Société de Jésus, du scepticisme imprudent de<br />
Huet, de la scolastique desséchée où se mourait le cartésia<br />
nisme. Leibniz était hors de France, et ses ouvrages essentiels<br />
devaient paraître trop tard pour susciter des disciples avant la<br />
mort de Louis XIV (1). Cependant, deux philosophes chrétiens,<br />
d'une authentique originalité, soucieux d'orthodoxie, mais qui<br />
ne craignaient pas le libre essor de l'intelligence, devaient tôt<br />
ou tard se heurter à Spinoza : c'étaient Malebranche et Féne<br />
lon. L'un et l'autre s'étaient formés au contact de Descartes;<br />
l'un et l'autre croyaient à la recherche intellectuelle de la vérité<br />
et à l'efficience d'une théologie rationnelle. Tout laissait prévoir<br />
de leur part une compréhension loyale de Spinoza et même une<br />
sympathie pour le Juif de La Haye, qui était à maints égards<br />
leur frère en esprit. Mais ce serait là méconnaître les conditions<br />
sociales de la vie intellectuelle d'alors. Non seulement des fron<br />
tières, mais une race, une religion les séparaient de Spinoza;<br />
plus encore, dans la mesure où ils sont des novateurs, des aven<br />
turiers de l'esprit, dans un siècle où toute nouveauté est héré<br />
tique, ils doivent se défendre d'assimilations dangereuses qui<br />
compromettent leur paix et leur crédit. D'ailleurs, quel chré<br />
tien peut juger sainement de l'Éthique après avoir lu le Tracta<br />
tus? Le scandale règne autour du nom et de la doctrine de<br />
Spinoza. Comme le dit fort justement M. Friedmann,<br />
« ne parti<br />
cipent-ils pas, eux aussi, d'un ensemble où il est bien difficile<br />
de distinguer les opinions authentiques d'un penseur de tout<br />
ce qu'un climat d'oppression intellectuelle, de délation, peut<br />
imposer de torsions, de ruses, de masques, de restriction ou<br />
(1) Citons, cependant, Rémond (Œuvres de Leibniz, op. cil., t. II, p. 632<br />
et 651, lettres du 9 janvier 1715 et du 4 septembre 1715).