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280 <strong>SPINOZA</strong> ET LA PENSÉE FRANÇAISE<br />
visée temporelle, s'interrogent sur Spinoza et prennent position<br />
avec d'autant plus de franchise que leurs lettres ne subissent<br />
aucune censure. Malebranche, à soixante-quinze ans, est au<br />
comble de sa gloire : malgré les attaques d'Arnauld et du Père<br />
Boursier, plus de cinq cents correspondants assurent son influence<br />
européenne. Jean-Jacques Dortous de Mairan est un inconnu;<br />
né à Béziers en 1678, élevé au collège de Toulouse, il a connu<br />
Malebranche à Paris, au cours d'un séjour de quatre ans de<br />
1698 à 1702, et l'Oratorien l'a initié au calcul infinitésimal;<br />
physicien et mathématicien, il séjourne depuis à Béziers, obscur<br />
commensal de l'évêque (1). Trois mémoires couronnés de 1715<br />
à 1717 par l'Académie de Bordeaux lui ouvriront en 1718 l'Aca<br />
démie des Sciences et sa très longue carrière scientifique se<br />
poursuivra jusqu'en 1771. En 1713 notre géomètre est en pleine<br />
crise philosophique : Spinoza est venu troubler sa quiétude et<br />
c'est à Malebranche qu'il fait appel. C'est une étonnante confes<br />
sion : ;; Le caractère de (Spinoza), si différent de tout ce que<br />
j'avais vu jusqu'alors, la forme abstraite, concise et géomé<br />
trique de son ouvrage, la rigidité de ses raisonnements, me<br />
parurent dignes d'attention. Je le lus donc attentivement et il<br />
me frappa. Je l'ai relu depuis, je l'ai médité dans la solitude<br />
et dans ce que vous appelez le silence des passions;<br />
mais plus<br />
je le lis, plus je le trouve solide et plein de bon sens. En un<br />
mot, je ne sais par où rompre la chaîne de ses démonstrations...<br />
mais quand on est vivement touché du<br />
J'ai voulu l'oublier;<br />
désir de connaître la vérité, peut-on oublier ce qui a paru évi<br />
dent? D'un côté, je ne puis envisager sans compassion pour<br />
l'humanité et sans tristesse les conséquences qui suivent de ses<br />
principes; de l'autre, je ne puis résister à ses démonstrations (2). »<br />
Mairan a trente-cinq ans, ce n'est pas un élève étourdi qui veut<br />
briller aux yeux du maître; aucun artifice dans l'exposé serein<br />
de ce drame de conscience. Mais l'exigence est nette : « Les<br />
prétendues réfutations » de Spinoza « ne font que blanchir contre<br />
lui »; personne ne comprend Spinoza, « faute d'y avoir apporté<br />
assez de précision, d'équité et de sang-froid »;<br />
une philosophie<br />
ne peut être jugée que dans son expression « des lois générales<br />
et immuables de la nature », et non dans sa convenance aux<br />
« intérêts particuliers de l'homme ou à ses désirs ». Malebranche<br />
est impérieusement requis de découvrir, « succinctement, à la<br />
(1) Cf. Éloge de Mairan, par Grandjean de Fouchy (in Mémoires de<br />
l'Académie des Sciences, année 1771, p. 90).<br />
(2) Édit. Cousin, p. 269-270; édit. Moreau, p. 102-103.