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266 <strong>SPINOZA</strong> ET LA PENSÉE FRANÇAISE<br />
curiens et gassendistes », c'est manifestement au spinozisme<br />
qu'il pense et dont il est lui-même hanté (1). Dans la mesure<br />
où Malebranche conçoit une étendue intelligible infinie que Dieu<br />
renferme, il fait de Dieu un être matériel. Or, n'est-ce pas le<br />
reproche par excellence fait à l'Éthique : « De bonne foi, je ne<br />
saurais deviner ce qu'il a voulu que nous entendissions par cette<br />
étendue intelligible infinie... car il en dit des choses si contra<br />
dictoires qu'il me serait difficile de m'en former une notion dis<br />
tincte... Elle est Dieu et elle n'est pas Dieu; c'est une créature<br />
et ce n'est pas une créature; elle est divisible et elle n'est pas<br />
divisible... C'est une créature puisque c'est l'étendue que Dieu<br />
a faite... et ce n'est pas une créature puisque si cela était, en<br />
voyant les choses dans cette étendue intelligible infinie, nous<br />
ne les verrions que dans une créature; et son dessein est de nous<br />
montrer que nous les voyons en Dieu; et par là, il faut qu'elle<br />
soit Dieu (2). »<br />
Arnauld abandonne toute courtoisie. Dans<br />
une exégèse rigoureuse de la 9e Méditation où Malebranche<br />
prétendait défendre contre Spinoza l'idée de création, l'irascible<br />
docteur prétend voir clair et refuse de se battre contre des<br />
Un an plus tard,<br />
nuages. « Il est bon de remarquer qu'il y a eu en vue de réfu<br />
ter Spinoza, qui a cru que la matière dont Dieu a fait le monde<br />
était incréée, et qu'il cherche une raison qui a porté cet impie<br />
dans cette erreur. Cette raison, selon lui, est que, quand les<br />
hommes pensent à l'étendue, ils ne peuvent s'empêcher de la<br />
regarder comme un être nécessaire. Or, il paraît, par ce qui<br />
suit, qu'il n'a pas cru que cette pensée fût fausse; mais seulement<br />
que Spinoza en avait abusé en la portant trop loin (3). » Dès<br />
lors le ton monte : « En quoi met-il donc l'impiété de Spinoza? »<br />
Prétend-il nous abuser avec cette distinction inintelligible des<br />
deux étendues? Au nom de Descartes, Arnauld se refuse à voir<br />
dans l'étendue autre chose que la nature du corps, et à imagi<br />
ner je ne sais quel archétype issu de philosophies désuètes dont<br />
nous n'avons aucune notion claire et distincte. Arnauld ne peut<br />
souffrir cette confusion; s'il y a une étendue en Dieu, Dieu est<br />
corporel : « Le mot d'intelligible qu'il donne à cette étendue<br />
« (1) Les épicuriens et les gassendistes ne pensent point à Dieu, quand ils<br />
conçoivent l'espace où se promènent les atomes comme une étendue intelli<br />
gible infinie (Traité des vraies et des fausses idées, in Œuvres philosophiques<br />
d'Arnauld, Hachette, 1843, p. 421). « Il lui a plu de considérer l'étendue<br />
comme l'espace des gassendistes » (ibid., p. 426).<br />
(2) Arnauld. op. cit., p. 419-420.<br />
(3) Défense d Arnauld contre la Réponse de Malebranche (Cologne, 1684,<br />
édit. Lausanne, d'Arnay, p. 518, cité par Gouhier, op. cit., p. 371, note 8).