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<strong>SPINOZA</strong> ET LE PROTESTANTISME FRANÇAIS 55<br />
contenue dans cette puissance autonome de l'esprit capable de<br />
se libérer des passions et d'atteindre la contemplation joyeuse<br />
de Dieu, l'amor intellectualis Dei. Brutalement, il refuse cette<br />
béatitude qui n'est vis-à-vis du corps qu'une hygiène et vis-à-vis<br />
de l'esprit qu'une abstraction dérisoire (1). Qu'est-ce que ce<br />
bonheur d'illusion en face d'une éternité de joies ou de châti<br />
ments? Voilà pourquoi Spinoza, comme plus tard pour Kortholt<br />
(2) et pour Fénelon, n'est pour notre pasteur messin qu'un<br />
imposteur. Malgré toute sa bonne foi, il reste insensible au ton<br />
de sincérité et à la joie discrète mais sereine qui se dégagent de<br />
l'Éthique; sans charité, il l'abandonne : « Demeure donc dans<br />
ton bonheur et dans ton ciel d'abstraction, où ton Dieu, subs<br />
tance suprême, t'absorbera pour l'éternité; mais après ta mort,<br />
sache qu'il ne restera de toi qu'une idée (3)! »<br />
Ainsi par deux fois, la mystique protestante se heurtait à<br />
Spinoza,<br />
avant même que les docteurs et les érudits n'entrassent<br />
en scène. Rien n'était plus normal si l'on considère l'œuvre<br />
spinoziste comme l'achèvement du rationalisme dogmatique.<br />
Et en un sens, elle est cela. Pierre Yvon dans le Tractatus, Pierre<br />
Poiret dans l'Éthique discernaient le même orgueil de l'homme<br />
qui dans la clarté intellectuelle et dans la joie qui en découle,<br />
marche de soi-même vers le Dieu des idées. Ni chute, ni rédem-<br />
tion dans ce monde qui se passe du Christ. Leur mérite est<br />
de ne s'être pas appesantis sur les détails d'érudition (4) et<br />
d'avoir discerné d'emblée le point de rupture. Faut-il leur en<br />
vouloir après cela d'avoir méconnu la religiosité profonde de<br />
l'Éthique et la parenté qui lie la participation avec Dieu des<br />
mystiques chrétiens et l'absorption joyeuse en Dieu de la gnose<br />
spinoziste? L'on sera moins beaucoup effarouché lorsque les<br />
(1) Cogitationes rcdionales (p. 528) : « Quando loquitur de vita beata vel<br />
de beatitudine, nil aliud intelligit respectu corporis quam mediciham, res-<br />
pectu vero mentis intelligit beatitudinem logicam. »<br />
(2) Ghristian Kortholt, De tribus impostonbus magnis (Kiel, 1680),<br />
ouvrage connu surtout par la réédition de son fils, accompagnée d'une bio<br />
graphie de Spinoza (Hambourg, 1700).<br />
....*,. .., ,<br />
(3) Cogitationes rationales (p. 528) : « Maneas îgitur in tua beatitudine<br />
logica et in tuo caelo praedicamentali, ubi genus summum substantiae,<br />
Deus tuus te aeternum sub se comprehendet, ea tamen lêge ut post mortem<br />
tuam nil de te supersit nisi idea generalis in idea naturae abstractae com-<br />
prehensa... atque sic te ipsum consolator et tibi de beatitudine tua gratu-<br />
I&tor " -«,<br />
Poiret visera plus nettement le Tractatus dans son Economie divine<br />
nu Sustème universel et démontré des œuvres et des desseins de Dieu envers<br />
les hommes (Amsterdam, Wetstein, 1687, t. III, p. 342, 343) : « Représentezvous<br />
des aveugles dans des cavernes noires et ténébreuses les yeux couverts<br />
de cent<br />
entendre parler<br />
bandeaux,<br />
de la lumière... Ils s'amusent à Compter<br />
les clous de la roue d'un chariot... et appellent ces folies Critiea «dcra... »<br />
(cité par A. Monod, op. cit., p. 143).