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162 <strong>SPINOZA</strong> ET LA PENSÉE FRANÇAISE<br />
seulement un athée, mais un fou qu'il ne faut pas juger d'après<br />
sa critique, mais d'après sa métaphysique, s'exclame Laubrussel :<br />
« Exprès pour ôter à la Bible, avec tout caractère de divinité,<br />
toute créance, il s'attache à ramasser avec soin et à exposer<br />
tous les changements vrais ou faux de ce dépôt sacré; regardant<br />
en particulier le Pentateuque comme une compilation informe<br />
de mémoires mal digérés qu'Esdras a rajustés à la hâte et<br />
éclairés par de fréquentes additions mais qu'il n'a pu ni corriger<br />
ni revoir assez à loisir. En quoi cet athée fait voir, comme en<br />
ce qu'on appelle l'hypothèse du spinozisme, un renversement<br />
d'esprit presque égal à celui de religion (1). »<br />
Dès lors, en exagérant le danger, les apologètes le créent. Le<br />
public commence à s'intéresser à ce domaine obscur de l'érudi<br />
tion scripturaire. Plus de limite à la curiosité : l'abbé de Rancé<br />
l'avoue : « Donner un frein à un critique, c'est ce qui n'est<br />
guère possible (2). » Mabillon, le savant Mabillon lui-même<br />
le déplore : « Rien n'est plus à la mode que la critique; tout le<br />
monde s'en mêle et il n'y a pas jusqu'aux femmes qui en font<br />
profession. C'est là peut-être une des maladies de notre siècle (3). »<br />
Laubrussel s'indigne : « L'impiété grossière de la critique de<br />
Spinoza semblerait porter en elle un sûr préservatif contre la<br />
contagion de son livre, si l'inclinaison dominante des hommes<br />
vers tout ce qui flatte l'incrédulité et leur aversion contre tout<br />
ce qui impose à l'esprit une espèce de sujétion ne leur faisait<br />
recevoir à bras ouverts les plus pitoyables difficultés. De là vient<br />
que Spinoza, tout inintelligible qu'il est par le fond de son sys<br />
tème où l'on ne croit voir qu'une cervelle démontée, tout super<br />
ficiel qu'il paraît dans ses preuves contre l'Écriture où l'on<br />
n'aperçoit qu'un dessein formé de la contredire mal à propos,<br />
ne laisse pas d'être recherché et lu avidement (4). »<br />
Une fois de plus, Spinoza doit beaucoup<br />
de son exégèse biblique à ses disciples honteux,<br />
Richard Simon,<br />
moins la diffusion<br />
à Leclerc et<br />
qu'à la propagande intempestive de ses adver<br />
saires. Bossuet l'avait fort bien senti,<br />
avec une intelligence<br />
politique qui lui faisait taire le nom même de Spinoza. Mais ce<br />
qui était grave, c'est que l'érudition scripturaire, par le renom<br />
de scandale qui l'entourait,<br />
allait perdre pour longtemps en<br />
France son caractère objectif et scientifique. Alors que le Trac-<br />
(1) T. I (p. 201).<br />
(2) Réponse au<br />
(Paris, 1691, p. 276).<br />
(3) Traité des études monastiques (Paris, 1691, t. IL chap. 13).<br />
(4) Traité des abus... (p. 204-205).<br />
« Traité des éludes monastiques » (du Père Mabillon)