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274 <strong>SPINOZA</strong> ET LA PENSÉE FRANÇAISE<br />
monstre dont la raison a honte et horreur (1). » Enfin il passe<br />
à l'argument essentiel : si l'on admet cette identité réelle et<br />
réciproque de tous les êtres de l'univers, il est impossible de<br />
concevoir quelque chose de parfait et d'infini. Tout ce qui est<br />
composé peut être diminué, amoindri; donc l'infini composé ne<br />
peut être conçu comme une perfection : « Tous les infinis compo<br />
sés se détruisent et se contredisent eux-mêmes par leur compo<br />
sition (2). » Il faut donc revenir à l'unité qui seule peut remplir<br />
l'idée d'une « infinie perfection ».<br />
L'affaire du Père Tournemine fit départir Fénelon de sa<br />
réserve. Les Jésuites, piqués de l'utilisation d'arguments car<br />
tésiens dans l'édition subreptice du Traité de l'existence de<br />
Dieu,<br />
avaient fait rédiger une curieuse préface au professeur<br />
de Louis le Grand; on y<br />
insinuait clairement que Fénelon n'avait<br />
nullement réfuté le spinozisme : s II a, dit-on, oublié les spino<br />
zistes (3) »;<br />
et le bon père ingénument se proposait de suppléer<br />
aux insuffisances de l'ouvrage. L'archevêque de Cambrai désa<br />
voua cette insolente préface et obtint satisfaction du Père<br />
Tournemine (4). On comprend dès lors avec quelle violence il<br />
prit Spinoza à partie, deux mois après l'affaire, dans une lettre<br />
du 5 juin 1713 sur l'existence de Dieu; il se doit, en tant que<br />
prélat chrétien, de renchérir sur le ton du Jésuite. Mais pour<br />
quoi se faire des illusions sur le danger du spinozisme? En bon<br />
connaisseur d'âmes, Fénelon sait qu'une doctrine aussi ardue<br />
que celle de l'Éthique n'est pas accessible au commun des liber<br />
tins,<br />
qui préfèrent l'illusion d'un Dieu indifférent aux hommes<br />
et ne recherchent dans le silence de Dieu qu'un encouragement<br />
à leurs passions. En honnête homme, il se refuse à assimiler<br />
les jouisseurs aux athées spéculatifs; en historien, il pressent<br />
qu'un déisme nouveau, qui n'a pas que Spinoza pour ancêtre,<br />
tente les nouvelles générations : chez son disciple Ramsay, ce<br />
n'est pas le spinozisme qu'il a eu à réduire. « La grande mode<br />
des libertins de notre temps n'est point de suivre le système<br />
de Spinoza (5). » Cependant, c'est avec brutalité qu'il se déchaîne<br />
contre cette dépravation de la raison qu'est pour lui le spino<br />
zisme : « Je vous avoue que le système de Spinoza ne me parait<br />
point difficile à renverser. Dès qu'on l'entame par quelque<br />
endroit,<br />
(1)<br />
on rompt toute sa prétendue chaîne. Selon ce philo-<br />
Traité de l'existence de Dieu (p. 92).<br />
2 Ibid., p. 93.<br />
(31 Édit. Amsterdam, 1715, p. xxn.<br />
(41 Cf. Journal de Trévoux (novembre 1713, p. 2209<br />
(5) 5» Lettre sur la religion (édit. Didot, t. I, p. 155).