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LA QUERELLE DE <strong>SPINOZA</strong> : « L'ÉTHIQUE » 285<br />
sible (1),<br />
et la met en rapport avec le double plan de l'éternité<br />
et de la durée : une telle analyse n'a pas vieilli. Mais cette médi<br />
tation de l'œuvre l'engage peu à peu : sa première lettre était<br />
d'un cartésien tenté, sa dernière d'un authentique disciple de<br />
Spinoza. Or, cette conversion devait être définitive. Nous le<br />
verrons bientôt en correspondance avec le spinoziste Pérelle (2),<br />
et les notes marginales qu'il écrira en 1730 sur les minutes de<br />
ses lettres à Malebranche ne témoigneront d'aucun repentir (3).<br />
Mais l'important est que cette adhésion au spinozisme n'a pas<br />
dépendu d'un préjugé libertin ou d'une hostilité latente contre<br />
le christianisme. Dortous de Mairan ne se réjouit pas des consé<br />
quences impies de l'Éthique; lorsqu'il adjure son vieux maître<br />
de découvrir le fameux « paralogisme », on perçoit plus de défé<br />
rence et de confiance que de malice, en tout cas nulle hypocri<br />
sie; dans l'aveu de ce géomètre séduit par la rigueur des raison<br />
nements, tout heureux de trouver dans l'Éthique un schéma<br />
euclidien de l'univers, l'ingénuité semble même excessive. Une<br />
telle conversion, dans les conditions de la vie intellectuelle du<br />
temps,<br />
est un cas unique.<br />
C'est pourquoi le débat de Malebranche et de Dortous de<br />
Mairan revêt dans l'histoire du spinozisme en France une valeur<br />
symbolique. D'un côté l'homme de science, plus précisément le<br />
géomètre, pour qui la religion ne saurait interférer avec les évi<br />
dences rationnelles et qui répugne à rompre une chaîne logique,<br />
même si les conséquences pratiques en sont désastreuses : « On<br />
n'est pas toujours maître de ne raisonner plus, quand on a<br />
raisonné jusqu'à un certain point (4). » De l'autre, un philo<br />
sophe chrétien,<br />
peut,<br />
pour qui l'exercice de la raison non seulement<br />
mais doit confirmer les vérités de la foi. Malebranche<br />
sent avec douleur chez son jeune ami cette absence de la religion<br />
dans la vie de l'esprit; mais par là même, il avoue que la rai<br />
son n'est pas toute-puissante et justifie ses adversaires qui<br />
voient dans sa doctrine de « l'étendue intelligible » un simple<br />
expédient : « Le vrai fidèle n'écoute pas... ceux qui attaquent<br />
la foi, de peur d'être embarrassé par des objections qu'il ne<br />
pourrait pas résoudre; car perdre la foi, c'est tout perdre; et<br />
la foi ne vient que par la révélation et non de la spéculation<br />
(1) Moreau, p. 162 (cf. p. 43 : « On voit chez Mairan... la pensée spino<br />
ziste vivre, délivrée du carcan de l'ordre géométrique »).<br />
(2) Cf. E.-R. Briggs, L'Incrédulité et la pensée anglaise au 18» siècle<br />
(in B. H. L., 1934, t. XLI, p. 497 sq.).<br />
(3) Cf. Victor Cousin, op. cit. (p. 346).<br />
(4) Cf. Moreau, op. cil. (p. 167, première rédaction non envoyée de la<br />
'ettre du 26 août 1714).