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228 <strong>SPINOZA</strong> ET LA PENSÉE FRANÇAISE<br />
de la Compagnie de Jésus. Le mépris des cartésiens pour l'éru<br />
dition l'avait ulcéré : « Jam ergo ludibrium debemus cartesia-<br />
nis, quod docti sumus! » avouera-t-il dans les dernières pages<br />
de la Censure (1). N'oublions pas enfin qu'il passera les vingt<br />
dernières années de sa vie, rue Saint-Antoine, dans la maison<br />
professe des Jésuites, et qu'il leur léguera sa bibliothèque. Or<br />
l'abbé d'Aunay connaît fort bien Spinoza dont il a tenté lour<br />
dement de réfuter le Tractatus en 1679. Il est caractéristique<br />
de le voir revenir à l'attaque dix ans plus tard dans ses Questions<br />
sur le terrain plus métaphysique de l'accord de la<br />
d'Aunay<br />
raison et de la foi (2). S'il a lu l'Éthique, il ne la cite pas et se<br />
fonde seulement sur les chapitres XIV et XV du Tractatus.<br />
Avec assez de perspicacité, Huet montre bien que la séparation<br />
de la foi et de la raison en matière religieuse ne peut aller sans<br />
l'exaltation de la raison, et le futur auteur de la Faiblesse de<br />
l'esprit humain (3) donne libre cours à son indignation : « Voyez<br />
avec quelle stupidité dangereuse Spinoza dans son horrible et<br />
sacrilège traité... déclare que la théologie, c'est-à-dire la foi, ne<br />
doit pas être la servante de la raison, non plus que la raison<br />
servante de la foi; que ceux qui accommodent l'Écriture à la<br />
raison se trompent tout autant que ceux qui accommodent la<br />
raison à l'Écriture, qu'il y a dans les deux cas corruption réci<br />
proque et que chacune a son domaine propre et sa propre légis<br />
lation, sans s'opposer l'une à l'autre. » Au dire de Spinoza,<br />
« c'est une grave erreur que de vouloir soumettre la raison, don<br />
de Dieu, lumière céleste, gardienne et médiatrice de vérité à<br />
la lettre morte de l'Écriture...; on ne peut sans crime porter<br />
atteinte à la dignité de l'esprit qui est en nous la marque du<br />
Verbe divin, syngraphum Verbi Dei (4) ». Huet, qui ne peut<br />
accepter ce rationalisme, voit une hypocrisie nouvelle dans le<br />
fait d'assigner à la foi le domaine obscur de l'obéissance : « Dès<br />
lors, si l'on se sent poussé à l'obéissance de Dieu par les fables<br />
des Grecs, le culte des idoles ou la doctrine du Coran, on devra<br />
les suivre! » « Toutes ces folies devraient être non pas réfutées,<br />
mais réprimées par les verges et par les fers, non disputationibus,<br />
sed vinculis ac virgis fuerinl opprimenda (5). » Rien n'est plus<br />
F^(l) Cf. le commentaire d'Emile Saisset, Le Scepticisme (Paris, Didier,<br />
1865, p. 244).<br />
(2) Pétri Danielis Huelii Alnetanae Quaestiones de concordia rationis et<br />
fidei (Caen et Paris, Thomas Moette, 1690).<br />
(3) Le De imbecillilale mentis humanae, ouvrage posthume, parut en 1723<br />
par les soins de l'abbé d'Olivet.<br />
(4) Quaestiones Alnetanae (op. cit., p. 76-77).<br />
(5) Ibid., p. 77.