You also want an ePaper? Increase the reach of your titles
YUMPU automatically turns print PDFs into web optimized ePapers that Google loves.
LA QUERELLE DE <strong>SPINOZA</strong> : « L'ÉTHIQUE» 273<br />
créatures ne peuvent pas être de simples modes de l'Être infini;<br />
on ne saurait passer de la fourmi à l'essence divine : i La mul<br />
tiplication extensive de l'Être par la création de l'Univers<br />
n'ajoute rien à ce genre d'infini intensif qui est celui de Dieu (1). »<br />
Cette rigueur dans l'abstraction, ce langage métaphysique très<br />
moderne qu'il manie avec une aisance que ne connaîtra jamais<br />
nous les retrouverons amplifiés et humanisés dans le<br />
Bossuet,<br />
Traité de l'existence de Dieu;<br />
cette ébauche d'un grand ouvrage<br />
sur la religion que Fénelon n'acheva jamais avait été publiée en<br />
1712 à son insu par suite de l'indélicatesse d'un copiste (2).<br />
Après avoir développé avec une poésie discrète les preuves tra<br />
ditionnelles tirées du spectacle de la nature, il en vient aux mer<br />
veilles de l'âme humaine : Descartes succède au Psalmiste et<br />
la dialectique à la contemplation; mais dans cette deuxième par<br />
tie,<br />
un chapitre entier est dirigé contre Spinoza et a reçu tra<br />
ditionnellement des éditeurs le titre de Réfutation du spino<br />
zisme, sans qu'une seule fois le nom de l'adversaire y fût cité (3).<br />
Les mêmes arguments et la même sérénité de ton s'y retrouvent<br />
que dans la lettre au Père Lamy. Cependant c'est l'idée d'in<br />
fini qui, maniée en tous sens par un prodigieux génie dialec<br />
tique, semble la pièce essentielle. Pour Fénelon, Spinoza ne<br />
conçoit qu'un infini composé; et longuement, il établit que ce<br />
tout infini où tout est changeant ne peut épuiser l'idée de per<br />
fection que nous présente Dieu : « Il est évident qu'un tout qui<br />
change perpétuellement ne saurait remplir l'idée que j'ai de l'in<br />
finie perfection (4). » S'il y avait identité réelle entre toutes<br />
les parties, l'une serait réellement l'autre et dans cette homo<br />
généité on ne saurait distinguer l'air de l'eau, le jour de la<br />
nuit. Fénelon ne craint pas de revenir sur les arguments plai<br />
sants du Dictionnaire de Bayle : « La glace serait chaude et le<br />
feu froid. Une pierre serait du bois, le verre serait du marbre...<br />
Mes erreurs seraient celles de mon voisin. Il serait vicieux par<br />
mes vices, je serais vertueux par ses vertus... ce qui ferait un<br />
(1) Lettre sur la religion (p. 149).<br />
(2) Cardinal Bausset, Histoire de Fénelon (Paris, 1808, t. III,<br />
(3) Moreri dans son Dictionnaire (édit. 1759, t. V, p. 82)<br />
p. 351).<br />
attribue gra<br />
tuitement ce chapitre au Père Tournemine; mais aucune preuve ne saurait<br />
être tirée, soit du style, soit du mouvement général de la démonstration,<br />
soit même des arguments qui demeurent cartésiens. Tournemine dans sa<br />
Préface déjà citée, y fait expressément allusion (édit. Amsterdam, Châtelain,<br />
1715, p. xxix-xxx).<br />
(4) Traité de l'existence de Dieu (W partie, chap. 3, édit. Didot, t. I,<br />
p. 91) (cf. Descartes, Réponse aux 2" Objections, édit. Adam-Tannery,<br />
t. IX, p. 109 : « C'est une plus grande perfection de ne pouvoir être divisé<br />
que de pouvoir l'être »).<br />
Y. VERNIÈRE, I 18