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LA QUERELLE DE <strong>SPINOZA</strong> : « L'ÉTHIQUE » 257<br />
cet exposé, et une sérénité de ton qui contraste avec les vaines<br />
insultes des docteurs de l'époque. Mais que retirer de cette<br />
sécheresse dogmatique? Quand Régis critique Spinoza au nom<br />
de définitions autres que les siennes, croit-il que le lecteur pré<br />
férera son catéchisme professoral à la pensée vécue que révèle<br />
à l'étude l'appareil trop géométrique de l'Éthique? Décidément,<br />
Leibniz avait raison : à l'aube du xvme<br />
siècle, le cartésianisme<br />
apparaissait singulièrement figé, infécond, mal armé pour les<br />
rudes joutes intellectuelles de l'avenir.<br />
Son action contre Spinoza était cependant lourde de con<br />
séquences. Tout d'abord, l'Éthique s'était révélée pour la<br />
première fois comme un puissant « réactif », en obligeant les car<br />
tésiens à prendre conscience dans leur doctrine de ce qui demeu<br />
rait vivant et en assurait le prix. En partie grâce à Spinoza,<br />
à l'éclatement doctrinal de 1680 que consacrait la lutte de Male<br />
branche et d'Arnauld, succédait un second éclatement bien plus<br />
grave; c'est vers la fin du siècle que sous les coups de boutoir<br />
de Leibniz, la scission s'effectue entre le cartésianisme scien<br />
tifique et le cartésianisme théologique. Les uns, fidèles à l'en<br />
seignement de Rohault et de Lémery, défendront surtout la<br />
physique du maître contre Newton et les novateurs d'Angle<br />
terre et de Hollande : avec Fontenelle et Dortous de Mairan,<br />
ce sera le cartésianisme des académiciens. Les autres malgré les<br />
échecs continueront à croire à l'efficacité apologétique du sys<br />
tème : ce sera le cartésianisme des cardinaux, avec Polignac,<br />
Gerdil et Bernis. Ce seront dès lors des frères ennemis.<br />
Mais d'autres résultats étaient plus positifs. Grâce aux réfu<br />
tations cartésiennes, l'Éthique peu à peu sortait de ses ténèbres;<br />
certes ni Régis, ni Lamy n'avaient perçu dans l'ouvrage le des<br />
sein primordial de Spinoza, qui était bien moins de construire<br />
une théodicée qu'une théorie de la connaissance et une morale;<br />
sans se soucier du titre qui inquiétait Bayle, ils s'étaient hâtés<br />
de réfuter le premier livre en croyant à l'écroulement nécessaire<br />
des quatre autres. Mais pouvait-on exiger davantage de leur<br />
impérieux besoin d'orthodoxie? Quelle distance cependant entre<br />
leurs analyses et l'indignation verbeuse de leurs adversaires,<br />
péripatéticiens ou sceptiques! Qu'on le veuille ou non, la for<br />
mation cartésienne fit beaucoup en France pour une compréhen<br />
sion plus sereine et plus profonde de Spinoza.<br />
La preuve en est dans le succès durable de ces réfutations<br />
Y. VERNIÈRE, 1<br />
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