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« LE TRAITÉ THÉOLOGICO-POLITIQUE » 175<br />
fécondes, donnent parfois l'illusion du surnaturel (1). Mais<br />
Bayle n'est pas un doux contemplatif formé à l'Oratoire; on ne<br />
retrouve pas, dans la pensée incisive de son ouvrage, l'enthou<br />
siasme de Malebranche devant les miracles quotidiens de l'ordre<br />
divin qui préside à l'éclosion des fleurs et à la maturité des fruits.<br />
Esprit positif, il cherche des règles critiques; sensible à l'expé<br />
rience comme peu le furent en son siècle, il veut un critère<br />
pratique du fait miraculeux. Il écarte délibérément toutes les<br />
poétiques arguties de son prédécesseur et ses interventions angéliques;<br />
préfigurant déjà la doctrine moderne de l'Église catho<br />
lique (2), il distingue le miracle du prodige par le critère de<br />
l'utilité. La raison d'être du miracle, la seule légitimité de toute<br />
dérogation aux lois naturelles, c'est la gloire de Dieu, l'édifica<br />
tion des âmes, la promotion de la vraie foi. Les miracles sont<br />
nécessairement conformes à la bonté divine, et tous ceux qui<br />
portent de façon incontestable ce caractère d'édification pieuse<br />
ne sont pas mis en doute par Bayle, tels les miracles de Moïse,<br />
de Jésus-Christ et des apôtres. En revanche, l'effet miraculeux<br />
des comètes est inconcevable, car il enfoncerait davantage<br />
encore les idolâtres dans le culte des faux dieux.<br />
On ne saurait être plus orthodoxe. Néanmoins, si cette défiance<br />
modérée à l'égard de l'extraordinaire, ce goût de l'évidence,<br />
cette prudence pleine de respect pour les choses religieuses sont<br />
bien dans la tradition cartésienne, le ton est nouveau, d'une<br />
âpreté qui fait penser au Tractatus; et sur deux points, notre<br />
inquiétude s'éveille. Tout d'abord, remarquons l'isolement com<br />
plet des vérités de foi qui échappent aussi bien à la raison qu'à<br />
la morale, car le miracle ne connaît point de justification ration<br />
nelle et l'athée peut être vertueux. Que devient donc la religion<br />
ainsi mise à l'écart, sans intérêt théorique ou pratique, incapable<br />
de satisfaire les exigences de l'esprit et les exigences de l'action?<br />
Ne doit-elle pas bien vite se mourir d'étiolement? N'est-ce pas<br />
une manœuvre finalement aussi efficace que la négation sans<br />
nuances de Spinoza? D'autre part,<br />
rien n'est plus curieux que<br />
le passage à la limite de cette doctrine du miracle. Bayle —<br />
est-ce<br />
un hasard ou une intention de rencontre? — prend pour exemple<br />
l'épisode du chapitre VII de l'Exode où Dieu lui-même déclare :<br />
« J'endurcirai le cœur de Pharaon »; or, Spinoza s'en était<br />
déjà servi dans le chapitre VI du Tractatus et il en avait rapi-<br />
(1) Cf. t. II, p. 195.<br />
(2) Cf. Dictionnaire apologétique de la foi catholique (édit. d Aies, Beau-<br />
article Miracle).<br />
.8<br />
chesne, Paris, 1919,