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<strong>SPINOZA</strong> ET LA PENSÉE FRANÇAISE<br />
Personne ne l'a fait. Lui accorder que les écrivains sacrés n'ont<br />
été inspirés ni pour le style ni pour ce qu'ils ont pu savoir autre<br />
ment que par révélation et sauvegarder ainsi l'autorité du reste<br />
de l'Écriture? C'est la seule méthode efficace et valable (1).<br />
Et Leclerc de répéter : il faut céder du terrain, se défendre sur<br />
des positions inattaquables, abandonner le terrain miné : la<br />
révélation judaïque et chrétienne, la valeur des prophéties et des<br />
miracles, débarrassées d'une gangue légendaire, apparaîtront<br />
alors dans leur éternelle vérité.<br />
Cependant l'inquiétude le gagne quelquefois. Il est bon de<br />
faire la part du feu. Est-on sûr cependant d'arrêter l'incendie?<br />
Spinoza n'est dangereux que dans la mesure où les ignorants<br />
l'utilisent et déjà comme Bossuet, mais sans en tirer comme lui<br />
une politique de répression, il prévoit le grand combat qui va<br />
se mener contre le christianisme : « On se sert de la philosophie<br />
et de la critique pour détruire nos dogmes les plus saints et les<br />
plus inébranlables. On a publié des livres impies, non seulement<br />
en latin, mais encore en français, en anglais et en flamand que<br />
bien des gens qui n'ont point d'étude lisent avec une avidité<br />
incroyable. On voit partout des gens entêtés des sentiments de<br />
Spinoza, parce qu'ils ont lu ses livres en français, en flamand<br />
ou en anglais, quoiqu'ils n'aient aucune étude de philosophie<br />
ni de critique. Nous sommes en un temps où tout le monde veut<br />
faire le savant et veut passer pour esprit fort et on acquiert<br />
ces titres à peu de frais en lisant les livres que je viens de nommer.<br />
Mais ce qu'il y a en ceci de déplorable, c'est que ce n'est pas là<br />
une maladie de jeunesse qui se guérisse dans un âge plus avancé;<br />
on remarque que ceux qui se laissent prévenir une fois de ces<br />
malheureux sentiments ne s'en défont que très rarement (2). »<br />
Cette inquiétude explique la violence avec laquelle il réprouve<br />
la philosophie spinoziste. A la fin de sa vie, en 1713, comme tous<br />
ses contemporains, il voit en Spinoza « le plus fameux athée de<br />
notre temps (3) ». En 1710, il rompt toute solidarité : « Il n'y a<br />
rien que je méprise plus que le système de Spinoza... Tous ceux<br />
qui me connaissent ou qui ont lu mes ouvrages philosophiques<br />
ou théologiques savent qu'il n'y a point de manière plus opposée<br />
au spinozisme que la mienne... Ceux qui soutiennent la liberté<br />
(1) Défense des sentimens de quelques théologiens (p. 221).<br />
(2) Ibid., p. 220 (9e lettre). Le Tractatus a été traduit en français en<br />
1678 sous trois titres différents, en anglais en 1689, en hollandais en 1694<br />
(cf. Paul Hazard, Crise de la conscience européenne, t. III, p. 69).<br />
(3) Bibliothèque choisie, 1713, t. XXVI (à propos de l'ouvrage de<br />
S. Clarke, A démonstration of the Being of God).