You also want an ePaper? Increase the reach of your titles
YUMPU automatically turns print PDFs into web optimized ePapers that Google loves.
74 <strong>SPINOZA</strong> ET LA PENSÉE FRANÇAISE<br />
ont embrassé à la fois les vérités et les erreurs qu'il contient, tant<br />
il est un mélange du meilleur et du pire. Je voudrais donc,<br />
puisqu'il contient du poison, une solide réfutation qui, sauf<br />
erreur, n'a pas été faite jusqu'ici. A dire vrai, ses opinions sur<br />
l'auteur du « Pentateuque » et sa méthode critique et historique non<br />
seulement sont en grande partie justifiées, mais évidentes aussi<br />
pour ceux qui ont travaillé le sujet sans idée préconçue : elles sont<br />
même nécessaires à l'intelligence de maint passage de l'Écriture.<br />
Mais ses opinions sur le déterminisme ainsi que sur les miracles<br />
qu'à proprement parler il refuse d'admettre, sont si dangereuses<br />
que parmi les esprits qui s'y rangent, bien peu sont en mesure<br />
d'échapper au naufrage de leur foi (1). »<br />
Dès lors, Jean Leclerc ne changera plus d'avis. Au cours de<br />
son effrayante carrière d'érudit, d'historien, d'exégète, de jour<br />
naliste (2), il rencontrera souvent Spinoza sur sa route, mais<br />
s'en tiendra strictement à son jugement de jeunesse. Aucune réfu<br />
tation en forme d'ailleurs, car Leclerc ne tient pas à se renier<br />
lui-même en reniant Spinoza. Or, la méthode de Spinoza, sinon<br />
ses conséquences théologiques,<br />
est la seule qui soit rationnelle<br />
ment fondée. Il ne s'agit pas d'opposer la foi et la raison, mais<br />
de ne pas les laisser interférer : ;< La raison et la révélation sont<br />
pour ainsi dire deux filles du ciel qui ne se querellent jamais<br />
l'une l'autre (3) »;<br />
mais la foi qui n'est pas éclairée par la raison<br />
permet souvent toutes les aberrations : « Car enfin, dès que nous<br />
nous sommes défaits des lumières de la raison, nous n'entendons<br />
rien dans la révélation ni dans ses preuves qui supposent que<br />
nous savons raisonner (4) ». Comme Spinoza, Leclerc demande<br />
devant l'Ecriture une attitude humble de chercheur; il s'agit<br />
de chercher le sens des livres sacrés dans les livres sacrés eux-<br />
mêmes et non de substituer à notre ignorance les explications<br />
aventureuses de la scolastique ou le symbolisme de Maïmonide.<br />
(1)<br />
« Quod diCit de auctore Pentateuchi et alia ejusmodi quae ad Histo-<br />
riam et criticen pertinent, pleraque non modo sunt vera, sed et clara iis qui<br />
rem sine praeconceptis opinionibus expenderunt : imo etiam necessaria ad<br />
multorum Scripturae locorum intelligentiam. Sed opiniones de fato deque<br />
miraculis quae nulla proprie loquendo fuisse vult, ita sunt periculosae ut<br />
pauca cerebra quae eas probaverint fldei naufragium sint evasura » (Freu<br />
denthal, op. cit., p. 211).<br />
(2) En 1682, il prêche à Londres à l'église wallonne puis à l'église de<br />
Savoie. La même année, il passe en Hollande et pendant vingt-sept ans se<br />
fixe à Amsterdam. Non seulement il professe les belles-lettres et la philo<br />
sophie au collège des remontrants, mais à cûté d'incessantes publications<br />
crudités, il est l'auteur intarissable des Trois Bibliothèques (82 volumes de<br />
1686 à 1727). Cf. la thèse d'Annie Barnes, Jean Leclerc et la République des<br />
Lettres (Paris, Droz, 1938).<br />
(31 Entretiens sur diverses matières de théologie (1684, in-12, Introduction).<br />
(4) Parrhasiana (Amsterdam, 1699, t. I, p. 417).