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332 DE L'HOMME.<br />

dans la loterie universelle de la vie : néanmoins ils suffisent pour donner aux vieil­<br />

lards même les plus âgés l'espérance d'un âge encore plus grand.<br />

Nous avons dit qu'une raison pour vivre est d'avoir vécu, et nous l'avons dé­<br />

montré par l'échelle des probabilités de la durée de la vie. Cette probabilité est, à<br />

la vérité, d'autant plus petite que l'âge est plus grand; mais lorsqu'il est complet,<br />

c'est-à-dire de quatre-vingts ans, cette même probabilité, qui décroît de moins en<br />

moins, devient pour ainsi dire stationnaire et fixe. Si l'on peut parier un contre<br />

un, qu'un homme de quatre-vingts ans vivra trois ans de plus, on peut le parier<br />

de même pour un homme de quatre-vingt-trois, de quatre-vingt-six, et peut-être<br />

encore pour un homme de quatre-vingt-dix ans. Nous avons donc toujours, dans<br />

l'âge même le plus avancé, l'espérance légitime de trois années de vie. Et trois<br />

années ne sont-elles pas une vie complète? ne suffisent-elles pas aux projets d'un<br />

homme sage? Nous ne sommes donc jamais vieux si notre morale n'est pas trop<br />

jeune : le philosophe doit dès lors regarder la vieillesse comme un préjugé, comme<br />

une idée contraire au bonheur de l'homme, et qui ne trouble pas celui des ani­<br />

maux. Les chevaux de dix ans, qui voyaient travailler ce cheval de cinquante ans,<br />

ne le jugeaient pas plus près qu'eux de la mort. Ce n'est que par notre arithmé­<br />

tique que nous en jugeons autrement : mais cette même arithmétique, bien en­<br />

tendue, nous démontre que, dans notre grand âge, nous sommes toujours à trois<br />

ans de distance de la mort, tant que nous nous portons bien; que vous autres<br />

jeunes gens vous en êtes souvent bien plus près, pour peu que vous abusiez des<br />

forces de votre âge ; que d'ailleurs, et tout abus égal, c'est-à-dire proportionnel,<br />

nous sommes aussi sûrs à quatre-vingts ans de vivre encore trois ans, que vous<br />

l'êtes à trente d'en vivre vingt-six. Chaque jour je me lève en bonne santé, n'ai-je<br />

pas la jouissance de ce jour aussi présente, aussi plénière que la vôtre? Si je con­<br />

forme mes mouvements, mes appétits, mes désirs, aux seules impulsions de la<br />

sage nature, ne suis-je pas aussi sage et plus heureux que vous? ne suis-je pas<br />

même plus sûr de mes projets, puisqu'elle me défend de les étendre au delà de<br />

trois ans? et la vue du passé, qui cause les regrets des vieux fous, ne m'offre-t-elle<br />

pas au contraire des jouissances de mémoire, des tableaux agréables, des images<br />

précieuses, qui valent bien vos objets de plaisir? car elles sont douces, ces ima­<br />

ges, elles sont pures, elles ne portent dans l'âme qu'un souvenir aimable : les in­<br />

quiétudes, les chagrins, toute la triste cohorte qui accompagne vos jouissances de<br />

jeunesse, disparaissent dans le tableau qui me les représente : les regrets doivent<br />

disparaître de même, ils ne sont que les derniers élans de cette folle vanité qui ne<br />

vieillit jamais.<br />

N'oublions pas un autre avantage, ou du moins une forte compensation pour le<br />

bonheur dans l'âge avancé ; c'est qu'il y a plus de gain au moral que de perte au<br />

physique : tout au moral est acquis; et si quelque chose au physique est perdu,<br />

on en est pleinement dédommagé. Quelqu'un demandait au philosophe Fontenelle,<br />

âgé de quatre-vingt-quinze ans, quelles étaient les vingt années de sa vie qu'il<br />

regrettait le plus; il répondit qu'il regrettait peu de chose; que néanmoins l'âge

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