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Les bamakois diplômés de Paris

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<strong>Les</strong> élèves <strong>de</strong>meurent impassibles, silencieux. L’inci<strong>de</strong>nt clos, le cours<br />

reprend comme si <strong>de</strong> rien n’était. Seul l’élève giflé fixe le tableau, ailleurs,<br />

certainement sous le choc. J’ai beaucoup <strong>de</strong> mal à supporter ces scènes que je<br />

juge violentes 1 . Décelant mon trouble, Djigui vient me trouver et entreprend<br />

une explication :<br />

« Je t’ai dit David, l’enfant, il faut le châtier… Mais toi, t’es là, tu n’as que<br />

<strong>de</strong>s zéros, tu bavar<strong>de</strong>s tout le temps… Donc ça veut dire que quand même<br />

ton papa te dit “ va faire ça “, tu ne vas pas le faire, donc il est obligé <strong>de</strong> te<br />

taper à la maison. Donc la maison et la classe, c’est pareil [silence]. Tu<br />

auras remarqué que le garçon qui a giflé l’autre garçon était plus vieux<br />

qui lui »<br />

tel-00708235, version 1 - 14 Jun 2012<br />

Cette scène illustre bien comment, au sein <strong>de</strong> l’école, s’articulent <strong>de</strong>s logiques<br />

proprement scolaires (la mesure <strong>de</strong>s compétences dans l’acquisition <strong>de</strong>s savoirs - ici,<br />

le déchiffrage) et <strong>de</strong>s logiques sociales plus globales propres à la société malienne.<br />

Djigui ne délègue pas son pouvoir <strong>de</strong> sanctionner à n’importe quel élève.<br />

L’enfant qui gifle est non seulement « plus vieux » que son camara<strong>de</strong> mais il est aussi<br />

celui qui a réussi l’exercice. Par cet acte, Djigui s’assure un relai dans la surveillance<br />

<strong>de</strong> sa classe ; une surveillance doublement hiérarchisée : en fonction <strong>de</strong> l’âge et en<br />

fonction <strong>de</strong>s compétences. « Mieux qu’un cercle la pyrami<strong>de</strong> [est] assez complète<br />

pour former un réseau sans lacune » ; par conséquent, il est possible « <strong>de</strong> multiplier<br />

ses échelons, et <strong>de</strong> la répartir sur toute la surface à contrôler […] 2 ».<br />

Cette aire <strong>de</strong> contrôle est d’autant plus gran<strong>de</strong> que l’éducation au Mali est une<br />

affaire qui concerne la société toute entière. À l’école, en famille ou en <strong>de</strong>hors <strong>de</strong> ses<br />

<strong>de</strong>ux espaces d’inscription, l’enfant est soumis à un contrôle social rigoureux et<br />

répressif :<br />

« La raclée pour un enfant, c’est vraiment la gifle et s’il insiste, s’il se défend,<br />

là, c’est la bastonna<strong>de</strong>. Tu as le droit <strong>de</strong> le frapper. Parce que chez nous, c’est<br />

1<br />

Revenant souvent sur cette épiso<strong>de</strong> avec différents interlocuteurs, je pris conscience que les<br />

« violences physiques » à l’école était courante à Bamako et plus largement au Mali, y compris du<br />

temps <strong>de</strong>s enquêtés. Voici <strong>de</strong>ux extraits d’entretien à ce propos parmi tant d’autres : « Moi-même j’ai<br />

été giflé. Je voulais pas mais le professeur oui… Alors.» Vieux Cissé ; « J’ai été frappée par le<br />

directeur avec une chaîne. Des élèves bavardaient et moi j’étais à côté, je ne faisais rien. Le directeur<br />

a puni tout le mon<strong>de</strong>, moi aussi. » Aminata.<br />

Un détour par l’Histoire du Mali nous apprend que cette façon <strong>de</strong> corriger l’enfant avait déjà été<br />

observée il y a cinq cents ans : « au début du XIVe siècle, le Mali était officiellement un État<br />

musulman, reconnu comme tel dans le mon<strong>de</strong> islamique, et ses dirigeants se rendaient ostensiblement<br />

en pèlerinage à la Mecque. En 1352, le grand voyageur arabe, Ibn-Battuta remarqua « la gran<strong>de</strong><br />

assiduité du peuple à accomplir la prière, son souci <strong>de</strong> la faire collectivement ; ils battent leurs enfants<br />

pour les faire prier eux aussi ». Op.cit., Iliffe, 1997, p. 82.<br />

2 Op.cit., Foucault, 1975, p. 203.<br />

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